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« — Je le ferai, vous dis-je, quoi que ce puisse être, répéta-t-il plus attentif que jamais.

« — M’attendrez-vous ici quelques instans, monsieur Carleton ?

« — Je vous donne une demi-heure.

« Elle s’élança radieuse à travers ses larmes ; mais sa physionomie était redevenue mélancolique et son attitude presque gênée lorsqu’elle reparut quelques instans après, un livre à la main. Il y avait à la fois dans cette physionomie si mobile un mélange bizarre de timidité, de zèle ardent, de modestie, tandis qu’elle s’avançait vers M. Carleton, et lui mettait dans les mains ce petit volume, — qui était sa propre Bible.

« — Lisez-la, lui dit-elle en même temps d’une voix contenue et sans oser lever les yeux sur lui.

« Il vit de quel livre il s’agissait, et, prenant la douce main qui le lui avait remis, il la baisa deux ou trois fois avec respect Une princesse n’eût pas obtenu mieux.

« — Vous avez déjà ma promesse, Elfie, reprit-il ensuite. Inutile de la répéter.

« Alors elle leva les yeux et lui jeta un regard si reconnaissant, si tendre, si plein de bonheur, que jamais ce regard ne fut oublié de lui. Un moment après, ce rapide éclair avait disparu, et, au même endroit où il l’avait laissée, la jeune fille écoutait le bruit de ses pas, de plus en plus faible, à mesure qu’il descendait les degrés. Elle entendit le dernier de tous, et s’affaissa sur ses genoux, toute en larmes. »


Ces amans selon la Bible seront peut-être taxés d’un peu de froideur, si nous ajoutons que, six années vont se passer sans qu’ils aient l’air de se préoccuper le moins du monde de la destinée l’un de l’autre. Voilà cependant à quoi nous sommes réduits, et tandis que Guy Carleton, au sein de ses vastes domaines, y remplit tous les devoirs d’un propriétaire évangélique, il nous faut suivre Elfleda Ringgan, qui retourne en Amérique après quelques mois passés encore à Paris, où elle a perfectionné son éducation de salons.

Peu après son retour à New-York, sa destinée subit un changement nouveau. Son oncle, M. Rossitur, s’est engagé dans de vastes spéculations avec cet esprit aventureux qui caractérise au plus haut degré les citoyens de la libre Amérique. Téméraire d’une part, trompé de l’autre, il se trouve un beau jour complètement ruiné, mis en faillite, et obligé d’abandonner à ses créanciers jusqu’au splendide mobilier qu’il avait rapporté de France. M. Rossitur a trois enfans, deux fils et une fille, Charlton, Hugh et Marion. Charlton est au service et peut se suffire. Marion, après s’être mariée en Europe, y est demeurée. Ce brusque retour de la fortune n’atteint donc, avec M. et mistress Rossitur, que leur fils cadet ; mais la pauvre orpheline dont ils étaient devenus les seuls appuis, noblement reconnaissante, n’abandonnera pas dans le malheur ceux dont elle a partagé l’opulence.