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sa souffrance ? » Ce sont « celles qui habitent le sol de la sainte Asie, et les vierges Amazones, et les Scythes méotides, et la fleur des guerriers arabes, et ceux qui frémissent dans les retranchemens naturels du Caucase, » c’est-à-dire précisément les deux races ennemies de l’Égypte qui avaient fait l’invasion dévastatrice des Pasteurs, s’il est vrai qu’aux Pasteurs sémitiques, indiqués par Manéthon, il faille ajouter les Schéto trouvés par Champollion sur les monumens.

Ainsi tous les détails confirment cette signification de sujet national et anti-égyptien que nous donnons au Prométhée, et que nous retrouvons dans toutes les pièces d’Eschyle. Et ici nous hasarderons une autre remarque qui nous est suggérée par des observations présentées ici même, au sujet de la légende d’Attila[1]. Il y a de ces analogies historiques qui en disent plus que tous les textes, et les siècles obscurs ne s’expliqueront jamais que par les siècles mieux connus, comme les phénomènes géologiques antérieurs à tout souvenir s’expliquent par les causes actuelles qui agissent dans la nature. M. Amédée Thierry remarque dans les mythes populaires des versions différentes ou opposées sur les mêmes sujets, des caractères contraires attribués aux mêmes personnages, selon l’inspiration des partis ou des nationalités. Ainsi les légendes sur Attila, qui procèdent de l’Italie, de la Gaule et de l’église, en font un fléau de Dieu, et les images les plus gigantesques y suffisent à peine pour exprimer ses ravages. Au contraire, sur le Rhin et le Danube, dans les Nïebelungen en particulier, Attila devient un assez bon homme, inerte comme le Charlemagne des paladins, et cette extrême divergence des souvenirs laissés par un nom retentissant ne laisse pas de jeter un jour utile sur la formation des légendes populaires. C’est là du reste une observation tout aussi applicable à l’histoire, qui n’est trop souvent que la légende d’un parti, et ne dérouterait qu’un immense mensonge, si l’abondance des documens ne permettait aujourd’hui d’en contrôler une assez grande portion. Cependant, lorsque ces diversités ne portent que sur des détails ou l’appréciation morale des faits, elles deviennent elles-mêmes un fait instructif sur l’état des esprits qu’elles supposent.

Or la légende de Prométhée nous arrive aussi sous deux formes évidemment sollicitées par les deux tendances d’esprit qui animèrent la civilisation grecque. Dans la version d’Eschyle, la légende est nationale, héroïque, favorable au vaincu, haletante de rébellion. Dans celle d’Hésiode, elle est égyptienne, sacerdotale, insultante pour le peuple indigène, en quelque sorte enivrée de tyrannie. La Théogonie, attribuée au poète d’Ascrée, n’est qu’un chant de victoire et

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 novembre et du 1er décembre 1852.