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III

D’où vient donc cette singulière unité de pensée dans des œuvres si diverses ? D’où vient que les pièces d’Eschyle ne semblent toutes rouler que sur un même événement, divers par la forme, les noms, les caractères, les incidens identique par sa cause et son résultat général ? Y a-t-il là du hasard ou du système, et ne faudrait-il pas en chercher la raison, s’il y en a une ? heureusement cette raison est fort simple et fort claire : c’est qu’en effet l’événement qui a servi de matière à Eschyle et à la tragédie grecque dans son ensemble est un, quoiqu’il embrasse plusieurs siècles. Cet événement, c’est la formation de la nation grecque, période historique analogue, dans ses élémens principaux et par conséquent aussi dans un grand nombre de détails, à la période franque de notre histoire. La nation grecque s’est formée dans l’intervalle qui sépare l’invasion des Pasteurs en Égypte de la guerre de Troie. Thucydide remarque qu’avant cette dernière guerre les Grecs n’avaient encore rien entrepris en commun ; ils n’avaient pas même un nom commun. C’était un flux de tribus de même famille, mais de dialectes différées ; des associations guerrières pour la conquête, le pillage, la piraterie ; des migrations, des incursions venant du nord pour s’évanouir au midi ou s’y retrancher dans quelques montagnes. Des cités relativement puissantes, consacrées par un culte et un sacerdoce, s’élevaient ça et là dans la péninsule. Fondées par des étrangers, Égyptiens ou Asiatiques, ces villes s’étaient acquis des territoires, attaché des peuplades, avaient remplacé les superstitions locales par une religion mieux organisée, étaient enfin devenues des états, et travaillaient à étendre la cité sur la tribu. De là une perpétuelle et sanglante querelle entre les villes, où dominait le sacerdoce, et la campagne, possédée par les chefs des peuplades.

La cité se défendait surtout par ses dieux, c’est-à-dire par les terreurs religieuses, les oracles, les légendes, l’interprétation des signes et des calamités publiques. Les chefs, tantôt domptés par la superstition commune, en appelaient aux passions et aux vengeances humaines ; tantôt, rebelles et impies, ils s’attaquaient aux dieux mêmes. Le plus souvent ils se prévalaient des anciennes divinités indigènes pour expulser les divinités étrangères. Telle était la situation générale des temps mythologiques ; mais comme les cités étaient indépendantes, diverses d’origine, et qu’aucune autorité ne reliait les cultes entre eux, cette querelle principale se fractionnait, entre les états. Chaque cité avait ses révolutions à part, et des traditions particulières en sortaient. De là ces tragiques événemens qui, depuis la Thrace jusqu’à l’extrémité du Péloponèse, ont imprimé leur souvenir à chaque localité importante, et qui, dans leur infinie variété,