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bien forcé d’affirmer ce que tous les maîtres ont affirmé avant moi.

Quant à la composition, dont les romanciers semblent faire fi, je n’ai pas besoin d’en établir l’importance ; c’est une cause plaidée depuis longtemps par des voix plus habiles que la mienne, et j’aurais mauvaise grâce à rouvrir un débat clos sans retour. Concevoir n’est pas composer. C’est pour avoir confondu ces deux momens de la pensée que tant d’esprits ingénieux ou puissans se sont fourvoyés. Entre la conception et la composition, il y a la même différence qu’entre apercevoir et regarder. Que les romanciers veuillent bien prendre la peine d’étudier les procédés de la pensée, et ils ne tarderont pas à comprendre tous les dangers de la méthode qu’ils ont adoptée. Pour eux, l’idée d’un récit équivaut à la composition du récit lui-même ; ils croiraient se témoigner une injuste défiance, si, après avoir marqué le but où ils veulent arriver, ils traçaient la route qu’ils auront à suivre, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’ils se contentent d’avoir aperçu l’idée d’une œuvre future, et dédaignent, comme une tâche au-dessous d’eux, la détermination et l’ordonnance des scènes qui doivent servir au développement de cette idée : — il y a dans une telle conduite un mélange de présomption et de gaspillage qui ne saurait être blâmé trop sévèrement. Les plus habiles sont à peine sûrs de toucher le but, et, avant de le toucher, combien de fois ne sont-ils pas condamnés à trébucher ! Plus prudens, plus prévoyans, en dépensant moins de force, ils arriveraient d’un pas sûr au terme qu’ils ont marqué. Au lieu d’enfanter des œuvres éphémères, applaudies aujourd’hui avec fracas et demain oubliées sans pitié, ils établiraient leur renommée sur de solides fondemens.

Il semble qu’il n’y ait pas à hésiter, et pourtant les romanciers s’obstinent dans la voie périlleuse qu’ils ont choisie : ils multiplient leurs œuvres sans relâche, et leur renommée, au lieu de grandir, semble décroître en raison même de leur fécondité. Inutile avertissement : ils ferment les yeux à l’évidence ; ils ne comprennent pas qu’un livre composé à loisir, exécuté avec un soin scrupuleux jusque dans ses moindres parties, a plus de chances de durée que la plus brillante improvisation. Ils redoublent d’activité, et il arrive un jour que la foule laisse passer leurs œuvres sans détourner la tête, et ne désire pas même en savoir le nom ; alors viennent les reproches d’ingratitude, auxquels la foule répond par le silence et le dédain. Que les romanciers applaudis hier, oubliés aujourd’hui, ne s’en prennent qu’à eux-mêmes ; chaque œuvre improvisée efface à leur insu une lettre de leur nom ; c’est comme un flot montant qui bat et mine sans relâche leur popularité. Moins prodigues de leur pensée, résignés à toutes les lenteurs du travail, ils joueraient un jeu plus sûr. Plaise à Dieu que mes conseils soient recueillis par quelque oreille attentive :