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quadrupède et de l’oiseau. Leur corps est allongé comme celui des reptiles, couvert d’écailles et terminé par un dard ou une queue fourchue ; deux pattes courtes et armées de griffes le supportent dans sa partie antérieure ; deux ailes, disposées comme celles des chauves-souris et armées de griffes comme les pattes, sont placées derrière la tête à la hauteur des épaules. Cette tête, d’une grosseur démesurée, présente dans son ensemble le caractère de la férocité : elle est quelquefois garnie de cornes. La gueule, toujours béante, est armée de plusieurs rangées de dents, et lance des tourbillons de flamme et de fumée. Enfin l’imagination a réuni sur cette bote redoutable ce qu’elle a pu rêver de plus terrible, et le rôle qu’elle lui prête répond à cette physionomie menaçante. Le dragon habite ordinairement des cavernes inaccessibles, des forêts impénétrables ; il rôde la nuit comme les loups pour surprendre et dévorer les troupeaux. Il ravage les moissons, empoisonne les fontaines, et se met en embuscade le long des chemins pour enlever les voyageurs et les emporter dans son repaire. Les hommes n’osent point le combattre, et la gloire de le vaincre est exclusivement réservée aux personnages éminens en vertu. Placés en présence de ce monstre, les saints perdent leur mansuétude ; ils ne cherchent point à l’apprivoiser ; ils le tuent, parce qu’en effet le dragon est l’incarnation vivante du génie du mal, et que rien ne peut toucher cette nature endurcie, image du pécheur rebelle à la grâce, emblème du paganisme ou emblème de Satan. À part saint George, qui employa contre le dragon de Beyrouth les armes des chevaliers, la lance, le bouclier et l’épée, les saints ne se servent d’ordinaire contre ces monstres que des armes spirituelles, et leur victoire n’en est pas moins assurée.

Quelques écrivains modernes, égarés par un faux système d’interprétation, ont cru voir dans cette bête fabuleuse l’image du débordement des rivières que l’intercession des prières de l’église faisait rentrer dans leur lit ; mais il était beaucoup plus simple de s’en rapporter aux explications de la légende elle-même, sans obscurcir, par une science prétentieuse, la transparence de l’allégorie. En donnant le dragon pour étendard aux musulmans regardés comme les adorateurs du diable, en le plaçant à côté des hérétiques ou sous les pieds des apôtres qui ont renversé les autels des faux dieux, le moyen âge exprime clairement cette pensée, qu’il est pour lui l’image de l’idolâtrie ; il sait que dans l’antiquité le dragon a prêté ses formes fantastiques aux idoles, que les hommes abusés par Satan l’adoraient à Babylone, à Mélite, en Phrygie, en Béotie et dans l’antre de Trophonius ; et quand dans la Gaule on le fait vivre au bord des fontaines et dans les forêts, on se souvient évidemment des superstitions qui divinisaient les sources et les bois. Aussi trouve-t-on particulièrement les dragons