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avoir jamais complètement disparu du sol français ; mais elle n’y avait encore pris aucune importance industrielle, lorsque le comtat venaissin fut enfin doté de cette culture, dans la seconde partie du dernier siècle, par l’intelligente entreprise d’un étranger, Jean Althen, à qui la ville d’Avignon a récemment élevé une statue. Parmi les hommes qui ont enrichi un pays de quelque découverte utile, il n’en est guère dont l’existence ait été aussi tourmentée, aussi aventureuse que celle d’Althen, et dont l’histoire soit demeurée jusqu’à ce moment entourée de plus de ténèbres. Cet homme était né en Perse, dans un des villages de l’Arménie restés fidèles à la religion chrétienne. On raconte qu’il était d’une illustre origine et que son père avait représenté le gouvernement persan auprès de l’empereur Joseph Ier. Une révolution sanglante renversa tout à coup la fortune de sa famille. Althen vit massacrer et son père et ses frères aînés ; s’il réussit à éviter la mort par la fuite, ce fut pour être capturé par un marchand arabe qui l’emmena en Anatolie, où il fut employé, comme esclave, à cultiver le coton et la garance. Au bout de quinze ans, il trouva enfin une occasion d’échapper à la vigilance de son rude patron, et il courut s’abriter à Smyrne, sous le drapeau du représentant de la France, refuge traditionnel dans ces pays des infortunes imméritées et des droits outragea. Grâce à l’appui des agens français, l’esclave fugitif put s’embarquer pour Marseille, où il aborda en 1739.

Althen avait alors une trentaine d’années ; si l’on s’en rapporte au portrait placé au musée d’Avignon, sa figure fortement accentuée, que relevait encore son costume oriental, devait produire une favorable impression. Un mariage, qui lui apportait quelque bien-être, permit bientôt à l’exilé de commencer des recherches projetées depuis longtemps. Il vint à Versailles, où il reçut un accueil bienveillant du roi Louis XV. Esprit entreprenant et passionné pour ses idées, quoique mobile et peu réfléchi dans sa conduite, Althen était tourmenté par le désir d’acclimater en France le coton et la garance, qu’il avait cultivés durant son esclavage. Il commença par le coton, d’abord à Castres, et puis à Montpellier ; mais très médiocrement aidé par les états du Languedoc, contrarié par la jalousie des fabricans d’étoffes de soie qui se crurent menacés dans leur industrie, et plus encore sans doute par le climat, il se vit forcé d’interrompre ses expériences. Soit que l’avoir de sa femme eût été consommé dans ces essais, soit que la perte en doive être attribuée à l’imprévoyance et à la prodigalité de l’ancien esclave, toujours est-il qu’Althen nous apparaît à ce moment de sa vie dénué de toutes ressources. Si la tradition, qui le représente étamant à Marseille, pour gagner son pain, des ustensiles de cuisine, est exacte, c’est à cette époque qu’elle doit s’appliquer.