Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

part ces écarts de la règle commune ne dégénèrent en insubordination formelle : .jamais, chez les membres de l’austère famille des Giotteschi, — pour nous servir de l’expression consacrée en Italie, — l’oubli des dogmes fondamentaux n’aboutit directement au schisme. Seul entre tous, Andréa Orgagna poussa presque jusqu’à la révolte ses tentatives d’indépendance, et se sépara de ses contemporains par l’originalité de sa manière. Tandis que ceux-ci figuraient des saints dans un ordre et des attitudes invariables, ou qu’ils traitaient suivant les données de composition traditionnelles des sujets tirés des livres sacrés, il osa concevoir à un point de vue nouveau et philosophique l’enseignement de la religion par la peinture. Son Triomphe de la Mort, au Campo-Santo de Pise, n’offre en effet ni le tableau des scènes du Calvaire, ni les types ordinaires des apôtres de la foi. Dans cette allégorie étrange, on vit pour la première fois les passions, les misères et les vertus humaines exprimées par des personnages pour la plupart sans nom historique, sans consécration de sainteté : œuvre à la fois admirable et repoussante, où le goût pour les réalités les plus effroyables se mêle à des aspirations sublimes, où rayonnent l’idéal et la poésie, où l’horrible, l’immonde même, n’a pas de voiles. Rien n’arrête l’audace de cet âpre pinceau. Il use de tous les contrastes. Il veut tout définir et tout peindre, depuis la farouche énergie du désespoir, dans un groupe de misérables implorant la Mort, qui se détourne d’eux, jusqu’aux voluptés de la vie chez de jeunes seigneurs dont les visages rians vont blêmir sous la faux. Ici, quelques cavaliers, que les hasards de la chasse ont conduits dans un coin de forêt où gisent des cadavres rongés par de hideux reptiles, contemplent d’un œil épouvanté ce spectacle de la décomposition à ses degrés divers, et songent en frissonnant à ce qui adviendra d’eux-mêmes. Là, des religieux et des ermites attendent dans la piété de leurs méditations, et les regards tournés vers le ciel, que l’heure soit arrivée où ils appartiendront à la Mort. Enfin, au-dessus de ces scènes terrestres, des anges transportent les âmes devant le juge qui décidera du sort de leur éternité. Dans le Triomphe de la Mort, comme dans ses autres ouvrages, Orgagna ne se montre pas seulement novateur par la pensée ; l’ampleur inusitée de sa touche et la souplesse de son style attestent aussi des progrès d’un autre ordre, et assignent à ce hardi talent une place à part parmi les héritiers de Giotto ; mais comme Organa n’eut pas d’imitateurs, il ne fit que discontinuer momentanément les traditions et la manière vénérées. La chaîne se renoue bientôt aux mains d’Agnolo Gaddit et du Giottino, à qui le respect du nom de son aïeul et le souvenir di son maître imposaient comme un devoir le strict maintien des doctrines primitives.

Ainsi, jusqu’à la fin du XIVe siècle, les peintres florentins semblent tous animés du même esprit et dévoués à la même cause. L’expression de ce dévouement varie seule et rarement, suivant les inclinations particulières ; mais ce qu’on veut toujours avec une même passion, c’est suivre la voie tracée d’abord par les réformateurs, et afin de la défendre contre tout envahissement, maîtres et élèves s’associent dans un long et ardent effort. Si, pour déterminer le caractère d’une pareille entreprise, il était permis de réunir deux groupes d’hommes séparés par la différence des âges et des travaux, mais rapprochés du moins par leurs convictions énergiques, nous oserions comparer ces artistes de foi profonde aux jansénistes français du XVIIe siècle, et voir dans la