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que l’inspiration humaine peut revêtir bien des formes, et qu’il peut y avoir quelque intérêt à observer dans leur diversité les mouvemens du monde intellectuel ? Le vivant exemple de ce genre d’interprétations littéraires, c’est la manière même de M. Villemain, que M. Nisard a caractérisée du reste avec talent. Inaugurant un enseignement très différent, le nouveau professeur a mis son zèle et son esprit à faire revivre encore une fois les souvenirs du maître, et a faire, ressortir toutes les ressources de cette éloquence si pénétrante et si vive.

Il s’est trouvé cependant que M. Villemain ne voulait laisser à personne le soin de le rappeler à ses contemporains. Au moment où M. Nisard, montant dans sa chaire de la Sorbonne, rappelait l’éclat de son passé littéraire, l’éloquence de son enseignement, l’auteur de Cromwell préparait lui-même et mettait au jour une publication nouvelle. M. Villemain, Dieu merci, ne fait pas de mémoires, mais il écrit ses Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature. Une esquisse sur M. de Feletz et quelques salons de la restauration, le récit d’une visite du général Foy à la Sorbonne en 1825, par-dessus tout des souvenirs sur M. de Narbonne, dont l’auteur fut le confident et l’ami : tels sont les élémens de ce livre nouveau, où se retrouve la supériorité d’esprit de M. Villemain, son goût rare, sa parole diserte et élégante, qui sait tout dire et tout faire comprendra Quand on se souvient des événemens à travers lesquels s’est déroulée la carrière de M. de Narbonne et du caractère de l’homme lui-même, on ne saurait s’étonner de l’attrait qui s’attache aux pages de M. Villemain. Ministre du roi Louis XVI en 1792, émigré et errant en Europe, aide-de-camp de l’empereur en 1809, M. de Narbonne était partout un homme d’un esprit supérieur, joignant la sagacité politique et souvent la hauteur des vues à l’élégance et à la grâce du monde d’autrefois. Il n’était pas seulement un homme d’esprit, il avait l’âme indépendante ; même en ayant un maître, il savait être libre. Quand l’empereur dépouillait le pape et ramenait captif à Fontainebleau, il ne craignait pas de blâmer ouvertement cet acte de violence. La compagne de Russie ne trouva pas en lui un improbateur moins décidé. Ajoutons que l’empereur aimait cette indépendance, accompagnée, d’ailleurs d’affection et de dévouement, si bien qu’il disait un jour naïvement à un sénateur qu’il lui avait fallu aller chercher un vieux courtisan de Versailles pour entendre quelques mots de vérité.

C’est ainsi que M. Villemain peint M. de Narbonne, et, par les confidences du libre serviteur, il fait pénétrer par momens jusque dans l’âme orageuse et indomptable du maître. L’histoire ne reproduit souvent que les côtés extérieurs et éclatans des événemens, elle n’en montre, pas les côtés intimes. À l’aide des confidences de M. de Narbonne et de quelques fragmens d’un journal de Duroc, M. Villemain laisse voir un de ces momens saisissans dans l’empire, celui où s’agite la question de la guerre de Russie. Arrivé à Vilepsk, l’empereur hésite encore, environné de conseils, notamment de ceux de M. de Narbonne, assiégé de pronostics. S’il se fût arrêté, le destin de l’Europe eût changé peut-être ; il fut emporté, et il revint dans un ouragan de glace et de sang. C’est là du reste un moment caractéristique à plus d’un point de vue. Tout en était venu à irriter l’empereur, il blessait les hommes, souvent même sans le vouloir ; il s’indignait de la publication d’un fragment de l’épistolaire