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destinée. Sa santé était perdue, et il s’éteignait lentement, cachant de son mieux la souffrance morale qui le rongeait sous le fard, les mouches et les rubans de son rôle de chantre des Grâces. C’est alors que son amie, la comtesse Fanny de Beauharnais, celle qui, suivant Lebrun, faisait son visage et ne faisait pas ses vers, mais qui n’en était pas moins une excellente femme, après avoir elle-même rendu à Dorat tous les services que comportaient des ressources personnelles très bornées, prit le parti de s’adresser, à l’insu de son ami, à Beaumarchais, qu’elle ne connaissait pas du tout et qui n’avait avec Dorat que des rapports très superficiels. Elle écrit donc à l’auteur au Barbier de Séville une lettre touchante dans laquelle, après lui avoir exposé la déplorable situation de Dorat et lui avoir annoncé qu’un ami commun lui en dira davantage, elle demande pour lui un prêt de vingt mille francs. Prêter 20,000 fr. à un homme complètement ruiné, c’était les donner. Beaumarchais trouve d’abord la somme un peu forte ; voici sa première réponse à Mme de Beauharnais :


« Paris, ce 20 mars 1779.

« Votre lettre, madame la comtesse, m’a vivement pénétré. Jamais la douce amitié n’a peint sa sollicitude avec des traits plus touchans. Je vous connais, vous honore et vous aime sur cette lettre ; mais que vous m’affligez en me demandant pour votre ami des secours au-dessus de mes forces ! J’estime sa personne et fais le plus grand cas de ses ouvrages ; par-dessus tout cela, je crois qu’il faut faire autant de bien qu’on le peut, pour être aussi heureux que notre état le comporte ; tel est mon sentiment naturel et le fruit des réflexions de toute ma vie. Je m’y tiens sans faste et sans égard pour ce que les hommes disent ou pensent de moi. Revenons à vous, madame.

« Votre confiance excite la mienne, et je dois vous parler sans détour. On se trompe sur la nature de mon aisance comme sur tout le reste de mon être. Je ne suis pas un fort capitaliste, mais un grand administrateur. La fortune de mes amis, confiée à ma prudence, me force d’être circonspect et scrupuleux sur l’emploi de leurs fonds, d’où il suit que je puis bien venir au secours d’un ami souffrant pour 25, 50 ou 100 louis, en les prenant sur l’argent qui m’appartient dans mes affaires, mais que je ne puis aller plus loin sans déposer à ma caisse, en papier, l’équivalent de l’argent que j’en tire, et je sais trop que les malheureux n’ont point à donner d’équivalens solides aux fonds qu’ils empruntent ; ils ne sont gênés que parce qu’ils en manquent. C’est donc avec bien de la douleur que je me vois dans l’impossibilité physique de prêter à votre ami la forte somme dont il a besoin.

« Quant aux prêts personnels que ma sensibilité m’arrache sans cesse depuis quatre ans, ma maudite réputation d’homme riche a tellement accumulé ces demandes autour de moi, qu’il semble que tous les infortunés du royaume se soient donné le mot pour peser à la fois sur mon cœur et l’étouffer de déplaisirs. Je n’ouvre pas mes paquets sans oppression, toujours sûr d’y puiser le nouveau chagrin de connaître un infortuné de plus, sans pouvoir souvent le soulager.