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avec vous seront sacrés ; je les signerais de mon sang. Mme  de B.., dont la fortune sera considérable, s’engagera au besoin, et deux êtres intéressans vous offriront avec les larmes de la reconnaissance deux âmes qui n’en font qu’une. Pardonnez au désordre de ma lettre et de mes idées ; j’éprouve en vous écrivant un attendrissement involontaire. Je crois qu’à force de bienfaisance vous m’avez rendu meilleur encore que je ne suis, et à coup sûr je n’étais pas méchant ; revenons et déposons dans votre sein le poids qui m’oppresse et me tue… »


Suit l’état détaillé de ses dettes ; mais le malheureux poète se fait illusion : il espère se tirer d’affaire par son travail, et il est mourant ; il offre sa signature, elle n’a aucune valeur ; celle de Mme  de Beauharnais n’en a pas davantage. Beaumarchais voit clair dans tout cela. Il ne demande aucune signature ; il s’agit tout simplement pour lui d’adoucir les derniers jours d’un homme intéressant qui se meurt ; il autorise Dorat à faire prendre à sa caisse de mois en mois les sommes dont il aura besoin. Au bout de dix mois, le 29 avril 1780, Dorat était mort. Durant ces dix mois, Beaumarchais lui avait donné, par 25 et 50 louis, une somme de 8,400 livres, et le caissier Gudin, après avoir soigneusement additionné les sommes, écrivait sur le dossier du poète cette terrible phrase d’arithméticien : Dorat, mort insolvable, numéro 23. C’était le numéro 23 des débiteurs insolvables ; ces numéros dépassent la centaine dans les papiers de Beaumarchais.

À côté des poètes qui ont besoin d’argent figurent aussi les grands seigneurs. Ici Beaumarchais fait quelquefois la sourde oreille, d’autant que les grands seigneurs demandent souvent des sommes proportionnées à leur qualité, c’est-à-dire énormes. Il n’est personne qui n’ait ouï parler du comte de Lauraguais, un des excentriques les plus caractérisés du XVIIIe siècle, réunissant en lui tous les goûts, toutes les fantaisies, tous les talens, toutes les folies possibles ; dissertant à merveille sur les finances de l’état, mais conduisant très mal les siennes, et écrivant sur toutes choses avec une telle abondance d’idées, que chacune de ses phrases est régulièrement suivie d’une série d’et cetera. Le comte de Lauraguais avait été pendant plusieurs années très lié avec Beaumarchais, qu’il appelle mon cher ami gros comme le bras. À l’époque du Mariage de Figaro, on fit circuler contre l’auteur un pamphlet très violent, généralement attribué au comte de Lauraguais. Si cette opinion était fondée, l’explication de ce pamphlet se trouverait tout naturellement dans la dernière lettre de Beaumarchais au comte en réponse à une lettre de celui-ci. Après s’être ruiné à la ville, M. de Lauraguais s’était pris momentanément d’une belle passion pour les champs ; il adresse de la vallée d’Auge à son cher ami de beaux raisonnemens sur l’administration, et conclut en le priant de lui prêter ou de lui faire prêter cent mille