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francs. Beaumarchais, tout en parant adroitement cette botte insidieuse, profite de l’occasion pour donner à son spirituel et écervelé correspondant une leçon de bon sens qui me paraît assez joliment tournée, et qui, accompagnée d’un refus d’argent, dut plaire médiocrement à l’aimable comte de Lauraguais :


« Vous êtes comme Robin, monsieur le comte, toujours le même[1] : le même esprit de discussion, la même force de raisonnement, et la même grâce d’élocution ; mais à quoi tout cela sert-il ? Changerez-vous les événemens ? détruirez-vous la puissance de l’intrigue ? et tout ce que vous direz en matière d’administration ne sera-t-il pas toujours ce qu’on appelle verba volant ? Plus malheureux que vous, je vis au moins aussi renfermé. Les mille et une contradictions m’enveloppent, et je marche pesamment au milieu d’une pression, d’un frottement universel. Du courage et des ennemis, voilà ma fortune. Et vous avez besoin d’un prêt de cent mille livres, et vous en apercevez la possibilité dans vos périlleuses délégations ! Vous avez donc oublié Paris, et les hypothèques insuffisantes, et les privilèges toujours exigés, et les nantissemens, etc., etc. ?

« Monseigneur votre père[2], à qui vous n’accordez pas autant d’esprit qu’il vous en a donné, — ce qui est bien ingrat, par parenthèse, — me disait l’autre jour un grand mot sur vous, qui répond à cet adage italien : Di de auro, ma fa di m… — Il a tout l’esprit possible, lui répliquai-je. — Je ne sais, reprenait-il, quel est cet esprit-là, qui met toujours un homme hors de sa convenance, hors de sa fortune, hors de sa sphère naturelle. Il y a huit mois que je n’ai eu de ses nouvelles ; que fait-il ? — Monsieur le duc, il cultive son jardin. — Eh ! monsieur, son vrai parc était celui de Versailles. — Oh ! diable, ai-je dit en moi-même, cet homme-ci ne raisonne pas trop mal. — Vos fermiers, monsieur le comte, vous volent en votre présence ; croyez-vous qu’ils ne le fassent pas aussi bien en votre absence ? La rue de La Harpe et la place Maubert sont à la vérité des rues bien crottées[3] mais il y a du bruit, des fiacres, des crieurs d’arrêts ; on y renverse des ministres, qui n’en restent pas moins sur leurs pieds ; on y débat des questions oiseuses à force d’être intéressantes ; on y lit la gazette, on y fait des nouvelles, on y forge le fer, parce qu’il y est toujours brûlant, et pour un cerveau très allumé comme le vôtre, un grand mouvement vaudrait peut-être mieux que l’aspect et la jouissance de votre vallée. Plaisir de vieillard, monsieur le comte ! Et s’il faut le classer parmi les autres, on doit avouer que la douce culture est le premier des plaisirs insipides.

  1. Allusion au refrain d’une chanson tant soit peu cynique de Beaumarchais, mais la plus spirituelle de toutes celles qu’il a composées, qui est intitulée Robin, que l’on chantait beaucoup au XVIIIe siècle, et que l’ami Gudin a transmise également à la postérité.
  2. Il s’agit ici du duc de Brancas, père du comte de Lauraguais et très peu enthousiasmé de son fils, lequel, de son côté, était très peu respectueux pour son père.
  3. Réponse à une phrase de la lettre du comte de Lauraguais, dans laquelle ce dernier, en proie à sa nouvelle manie d’agriculture, disait à Beaumarchais : « Il faudrait être un usurier ou une c… Pour préférer la rue de La Harpe et la place Maubert à la vallée d’Auge. »