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ainsi défendu la pièce de son mieux, le censeur concluait par ce passage, qui ne manque pas d’une certaine vérité :


« Je ne crains pas d’ajouter que la représentation de cette pièce peut contribuer à étendre la carrière dramatique, et autant la censure doit être délicate sur tout ce qui concerne la décence, la religion et le gouvernement, autant elle doit être indulgente pour les traits qui peuvent tourner au profit des mœurs. C’est à la liberté dont jouissait Molière que nous devons la morale dont ses pièces sont remplies ; ses caractères seraient-ils aussi énergiques qu’ils le sont, si on lui eût imposé la loi de n’en offrir que l’esquisse ?

« Desfontaines, Censeur royal. »


Que faire contre un homme qui transforme ainsi successivement cinq censeurs en autant d’avocats ? qui a pour lui M. de Vaudreuil, M. de Fronsac, Le prince de Nassau, alors à Paris, et qui cabale fortement pour son ami, toute la jeunesse masculine et féminine de la cour, des auteurs et des actrices qui, comptant sur un succès brillant et fructueux, se plaignent hautement du tort qu’on fait à leur théâtre, et enfin tout un public impatient qui demande à grands cris que sa curiosité soit satisfaite ? Que pouvait contre cette explosion le roi lui-même, assisté du garde des sceaux et de M. Suard ? Il fallut bien accorder à tout le monde ce qu’on avait accordé aux courtisans de Gennevilliers. On assure que pour lever complètement les scrupules du roi, des protecteurs adroits de Beaumarchais s’attachèrent à lui répéter que la pièce n’aurait aucun succès, et, comme il le désirait de tout son cœur, il se résigna à céder à la fiévreuse curiosité du public, dans l’espérance qu’elle serait déçue.

C’est en mars 1784 que Beaumarchais obtint enfin la permission tant de fois demandée, et il s’empresse d’en donner avis à l’acteur Préville, qui était alors à la campagne, par la lettre suivante qui respire la joie et la fierté du triomphe.


« Paris, le 31 mars 1784.

« Nous nous sommes trompés tous les deux, mon vieil ami. Je tremblais que vous ne quittassiez le théâtre à Pâques, et vous, vous étiez dans l’opinion que le Mariage de Figaro ne pourrait pas se jouer.

« Mais il ne faut jamais désespérer de garder un acteur que le public adore, ni de voir vaincre un auteur courageux qui croit avoir raison, et que l’on ne dégoûte pas par les dégoûts. J’ai, mon vieil ami, le bon du roi, le bon du ministre, le bon du lieutenant de police ; il ne nous manque plus que le vôtre pour voir un beau tapage à la rentrée. Allons, mon ami ! c’est bien peu de chose que ma pièce ; mais la voir au théâtre est le fruit de quatre ans de com-

    qu’elle fût bonne à garder. — Au premier acte, dans l’entrevue avec le docteur Bartholo, Figaro lui disait : « Bonjour, cher docteur de mon cœur, de mon âme et autres viscères. » cette impertinence matérialiste fut sans doute considérée par le censeur comme une critique à l’adresse des médecins.