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attribués à Solon : c’est le sacrifice de l’être au paraître. La tragédie en effet, jalouse peut-être des applaudissemens que la foule prodiguait au drame moderne, qui se disait fils de Shakspeare et de Schiller, s’est mise à son tour à cultiver la vérité historique et locale; elle a cru que ces deux élémens résumaient la vérité tout entière : erreur trop facile à concevoir, mais que la raison ne saurait amnistier. La tragédie est devenue, à son insu, aussi puérile que le drame moderne. Elle a mis, comme les disciples infidèles de Shakspeare et de Schiller, le machiniste et le costumier bien au-dessus de cette banalité qui s’appelle la nature humaine. Nous avions vu se promener sur la scène des cuirasses et des hauberts qui réjouissaient les yeux des antiquaires; nous avons vu la poussière des planches balayée par des toges : qu’y a-t-il de changé? C’est toujours le distique de Solon,

Je ne crois pas que la tragédie soit une forme condamnée sans retour; mais la rénovation tentée de nos jours ne saurait être acceptée comme un rajeunissement. L’antiquité, comme le moyen âge, peut être interprétée de deux manières : les esprits frivoles s’attachent dans la vie antique au costume et à la décoration. Aussi arrive-t-il à la tragédie renouvelée ce qui est arrivé au drame moderne : la foule, qui applaudit les chapiteaux doriques, comme elle avait applaudi les ogives, s’étonne, en quittant le théâtre, de n’emporter aucun souvenir. Elle se demande ce qu’elle a entendu, et, ne trouvant dans sa mémoire aucun sentiment élevé, aucune idée généreuse, elle recueille avec déférence l’avis des esprits éclairés. Elle s’aperçoit qu’elle a été trompée, elle comprend que les héros affublés de la toge romaine ne sont ni plus vrais ni plus vivans que tous les héros bardés de fer qui lui avaient été présentés comme l’image fidèle du moyen âge; elle s’éloigne avec dépit et oublie le chemin du théâtre. Il y a certainement beaucoup d’esprit et d’érudition dans la rénovation dont je parle ; seulement je crois que cet esprit est mal dépensé et que cette érudition est gaspillée. Qu’il s’agisse de l’antiquité ou du moyen âge, de l’ogive ou du chapiteau corinthien, la décoration ne sera jamais qu’une partie accessoire de l’art dramatique; que les passions s’agitent sous la pierre d’une cathédrale ou sous le marbre d’un temple païen, les passions seront toujours l’éternel, l’inévitable aliment de la poésie. Or les poètes tragiques de notre temps me paraissent avoir méconnu cette condition élémentaire. Qu’ils ne se plaignent pas, car leurs plaintes ne seraient pas écoutées; ils recueillent le fruit de la semence qu’ils ont livrée à la terre. La foule ne connaît pas le passé et n’aura jamais des loisirs suffisans pour l’étudier, mais elle possède dans sa conscience une pierre de touche dont le témoignage ne peut être contesté par personne. Lettrée ou illettrée, elle a souffert, elle a pleuré, elle connaît la haine et l’amour, et toutes les fois qu’on