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religieux blancs[1]. J’eus hâte, on le comprend, de me dérober aux discoure de cet illuminé, et je me mis à parcourir tous les détours de l’immense édifice où j’étais prisonnière. La nuit était venue, et l’obscurité faisait encore mieux ressortir les vastes proportions du saint cloître. Des groupes de pèlerins étaient prosternés çà et là, les uns devant un pilier, les autres devant un autel consacré. Les lampes vacillantes jetaient leur triste lueur à travers les grandes ombres projetées par les colonnes; dans le lointain passaient des fidèles agitant leurs cierges, qui brillaient comme des faisceaux d’étoiles. Je m’unissais d’esprit aux prières de cette multitude, qui s’élevaient vers le ciel comme les parfums d’une nuit d’été, ou, selon l’expression de l’hymne chantée dans l’église grecque pendant le carême, « comme les vapeurs de l’encensoir consacré aux offrandes de la fin du jour. » Quelques chants confus dominaient de temps en temps ce grand murmure : ils sortaient du pauvre monastère copte adossé à l’édifice du Saint-Sépulcre; on eût dit la voix mélancolique du vent venant par intervalles mêler ses plaintes, comme une harmonie de plus, aux prières des fidèles.

Ainsi rôdant, admirant, écoutant, je parvins aux degrés du Golgotha. Je les gravis, et après avoir fait les génuflexions d’usage, je m’assis sur un vieux fauteuil dans un coin de la chapelle, espérant n’être plus troublée dans mes méditations; mais j’avais compté sans mon trop fidèle vassal, le pèlerin Judas, qui m’avait suivie et qui vint s’asseoir à mes pieds. Sa simarre noire et flottante, ses cheveux roux et sales, ses yeux hagards, son visage pâle et contracté, tout, jusqu’au bâton blanc et recourbé qu’il tenait sans cesse à la main, lui donnait plutôt l’air d’un méchant sorcier que d’un pèlerin chrétien. Autour de moi, la foule redoublait, et le bruit avec elle. On allait, on venait, et le tumulte augmentait sans cesse, quand tout à coup un fort désagréable incident vint le porter à son comble.

Une dame assez ridiculement vêtue venait d’entrer dans l’église, et cherchait à s’ouvrir un passage en écartant à la force du poignet tous les assistans qui se trouvaient sur son chemin. C’était une certaine baronne de R, Grecque de religion, mais Allemande de nation, que je reconnus de loin à ses grands gestes et à ses invocations en mauvais russe. Un des coups de poing qu’elle distribuait autour d’elle avec une vigueur toute virile atteignit malheureusement mon serf Judas. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller en lui le double orgueil du Russe et du fanatique. Un torrent d’invectives s’échappa de ses lèvres : « Muette[2] maudite, muette excommuniée, muette

  1. Nom donné en Russie au clergé séculier.
  2. En Russie, les Allemands s’appellent muets.