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— Très loin, mon amie, surtout si tu as fait le voyage à pied.

— Sans doute, madame, je l’ai fait à pied, et beaucoup d’entre nous viennent de plus loin encore. Je t’assure que ce n’est pas aussi difficile que tu le supposes. Nous autres pauvres gens, nous sommes habitués aux fatigues, et puis nous ne nous pressons pas. Je me disais : « Si seulement je fais quelques pas dans une journée, ce sera toujours autant! » Tu t’étonnes de ce que j’aie accompli ce pèlerinage une fois : que diras-tu quand tu apprendras que c’est pour la seconde fois que je le fais?

— Mais qui t’a décidée à entreprendre deux fois un si long voyage?

— Je vais te le dire, maîtresse. Je suis veuve, et je possède une maison avec quelques champs dans un village situé à une petite journée de Twer. Après être revenue de mon premier pèlerinage, je crus avoir accompli très exactement tous les devoirs que Dieu m’avait imposés. Je le crus d’autant plus aisément, que, pendant vingt ans, j’avais dû attendre le moment où je pourrais sans remords me diriger vers Jérusalem. Une fois les difficultés du premier pèlerinage vaincues, je m’aperçus que l’orgueil avait pénétré dans mon âme. Me reposant sur ce que j’avais achevé, je ne songeais plus qu’à passer le reste de ma vie dans le repos et dans ce que j’appelais les bonnes œuvres. J’allais même, dans ma coupable présomption, jusqu’à me comparer à la sainte veuve Anne, qui attendait dans le temple du Seigneur la venue du Messie. Dans mes loisirs, j’aimais à lire la Vie des Saints. L’histoire d’un anachorète qui recueillit dans sa grotte une biche blessée par la flèche d’un chasseur, et qui vit ce pauvre animal, après sa guérison, s’attacher à lui pour ne plus le quitter, la reconnaissance de cette biche qui, après la mort de l’anachorète, revint chaque jour visiter sa tombe, cet exemple de ce que peut l’instinct d’affection chez un être privé de raison me confondit tout à coup et arracha de mes yeux un torrent de larmes. — Tu te crois pieuse, me dis-je, tu te crois en droit de te reposer comme les justes le feront au dernier jour! Est-ce que tu t’imagines que le Seigneur de l’univers se soucie du grain d’encens que tu lui as apporté, lui que les cieux proclament et que la création entière adore? Crois-tu par tes pauvres efforts avoir contribué à la félicité de celui qui lui-même est la félicité de ses saints? Ne t’a-t-il pas portée dans ses bras vers le but de tes désirs comme le bon pasteur porte son agneau malade? Et maintenant que ce but a été atteint, ce n’est plus lui, c’est toi-même que tu oses glorifier! Non, il n’en sera pas ainsi. Tu reprendras ton bâton de voyageuse, tu retourneras au Saint-Sépulcre, et une fois encore avant ta mort tu porteras, comme la biche du saint