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ils devinent le passé, ils devinent la nature humaine, ils dominent l’histoire et la philosophie, et ne descendent jamais jusqu’à les interroger. Tant que les poètes n’auront pas consenti à reconnaître les droits de l’histoire et de la philosophie, le drame n’offrira qu’un spectacle puéril; tant que l’histoire et la philosophie ne viendront pas en aide à l’imagination, elle ne produira que des œuvres éphémères. La foule aussi bien que les esprits studieux demande aux poètes dramatiques la peinture de la nature humaine; elle fait volontiers bon marché des temps et des lieux, mais elle veut à tout prix voir et entendre des hommes. Pour la contenter, les poètes ne peuvent donc se dispenser d’étudier au moins la conscience, s’ils ne veulent pas étudier le passé. Cependant je crois qu’ils agiraient plus sagement encore en consultant tour à tour l’histoire et la philosophie, car ils réussiraient ainsi à produire des œuvres tout à la fois vraies et variées. S’ils ne veulent pas survivre à leur renommée, ils n’ont pas d’autre méthode à suivre. C’est la plus laborieuse, mais la plus sûre.

La tragédie ne peut plus garder aujourd’hui la forme consacrée parle XVIIe siècle. Il faut absolument qu’elle aborde la vie familière de l’antiquité. Si elle persistait dans le ton solennel, les efforts les plus généreux, l’habileté la plus profonde, ne la sauveraient pas de l’indifférence. En abordant la vie familière, elle ne fera d’ailleurs que se montrer fidèle à son origine, car les œuvres tragiques représentées devant le peuple d’Athènes ne ressemblent guère aux œuvres tragiques applaudies par la cour de Louis XIV. Ce n’est pas que je conseille aux poètes de nos jours d’imiter servilement la Grèce. En suivant une telle voie, ils seraient assurés de ne jamais rencontrer la popularité; ils pourraient tout au plus intéresser quelques esprits studieux : or toutes les formes de la poésie dramatique doivent s’adresser à la foule. Qu’ils demandent donc à l’antiquité des inspirations, mais qu’ils n’essaient jamais de copier les modèles qu’elle nous a laissés. M. Leconte de Liste (que j’ai chicané injustement sur les knémides de Pâris, puisque l’expression employée par Homère comme adjectif possède aussi une valeur substantive), M. Leconte de Liste, qui comprend si bien l’antiquité, pourrait, je crois, s’essayer dans la tragédie. S’il consentait à ne pas mêler ses sentimens individuels aux sentimens qui doivent animer les personnages, il obtiendrait l’attention et la sympathie de toutes les âmes délicates, et la foule n’assisterait pas sans émotion au développement d’une action, tout à la fois simple et pathétique, dont la Grèce aurait fourni tous les élémens. Pour tenter la tragédie, pour dédaigner les railleries qu’on lui prodigue chaque jour, il faut une certaine trempe d’intelligence que je crois reconnaître dans Hélène et dans Niobé.

La Grèce n’est pas d’ailleurs la source unique où doive puiser la tragédie. La Bible n’est pas une source moins riche et moins féconde