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seulement ne se serait point douté des émotions qui bouleversaient les cœurs. Les rues étaient désertes, les ateliers, où les commandes de l’état entretenaient le travail, étaient remplis comme en des temps ordinaires. A l’intérieur même des établissemens industriels, aucune manifestation ne décelait des âmes ulcérées; mais le soir, dès qu’on avait quitté la fabrique, dès que la nuit arrivait, le tumulte commençait dans les rues. Un seul cri : c’est notre tour! résumait les sentimens des héros de ces émeutes nocturnes. La force des choses l’emporta sur l’égarement des meneurs : on n’essaya pas de réaliser l’impossible organisation de ce droit du hasard et de la force qui aboutit à la ruine générale. On aurait été bien embarrassé, s’il avait fallu donner à une telle pensée la forme de propositions précises et pratiques.

Dans une fabrique aussi concentrée que celle de Lodève, on pourrait croire que la masse des travailleurs nourrissait l’idée d’exploiter elle-même, par association, l’industrie locale, et, en s’emparant des capitaux des manufacturiers, d’entreprendre directement les fournitures militaires. Cette proposition, si profondément vicieuse qu’elle eût été et quant à son point de départ et quant à ses moyens d’exécution, aurait au moins donné un corps aux prétentions des agitateurs; mais elle ne surgit ni de la révolution de février, ni même des prédications postérieures du socialisme. Les ouvriers de Lodève n’étaient dominés que par le désir d’arriver enfin à la jouissance immédiate des biens dont ils se croyaient les seuls créateurs. Ils sentaient d’ailleurs la fausseté, la faiblesse et le péril de leur attitude, on n’en saurait douter; je n’en veux d’autres preuves que le soin qu’ils prenaient d’envelopper leurs manifestations dans les ténèbres. Trop peu nombreux, les manufacturiers n’avaient aucun moyen de résistance. Quelques-uns seulement, soit mauvais calcul, soit faiblesse, crurent pouvoir conjurer l’agitation en donnant dans leurs propres demeures des fêtes et des banquets aux travailleurs de leurs ateliers. Après le mois de juin 1848, lorsque l’autorité locale fut un peu reconstituée, les ouvriers lodéviens commencèrent à se modérer. Quoique l’ordre matériel ait fait depuis de notables progrès, quelques indices venaient naguère encore attester qu’une surface tranquille couvrait un sol toujours tourmenté. On put cependant se convaincre au mois de décembre 1851, alors que cette lave mal éteinte semblait prête à déborder de nouveau, combien il était facile, grâce à la crainte qu’inspire ici l’autorité, de prévenir les excès de la population lodévienne. Il suffit de la présence de quelques pelotons militaires pour empêcher des manifestations qui n’auraient pas manqué de se produire, si la foule avait été laissée à elle-même comme elle le fut à Bédarieux.