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Russie a rencontré les populations du Caucase. En vain par l’habileté persévérante de sa diplomatie a-t-elle soumis à son pouvoir les contrées que domine le versant asiatique, cette ligne de montagnes hérissées de guerriers intrépides est un continuel obstacle à ses desseins. Maîtresse de la Géorgie et de l’Imérétie, établie à Tiflis et à Koutaïs, la Russie ne possédera complètement ces riches vallées que le jour où les défilés du Caucase ne cacheront plus d’implacables ennemis toujours prêts à décimer ses troupes ou à brûler ses forts. Voilà le but qu’elle est forcée d’atteindre, et elle y marche avec cette patience obstinée qui signale les armées aussi bien que la diplomatie des tsars. Il n’y a pas d’humiliation ni de défaite qui puisse décourager sa constance. Les terribles barbares du Caucase ont résisté pendant des siècles aux Tatares, aux Turcs et aux Persans; depuis cinquante ans, la Russie les assiège, et c’est seulement dans ces dernières années, s’il faut en croire les témoignages les plus nombreux et les plus sûrs, qu’elle a obtenu des résultats peu apparens, achetés par des pertes cruelles. Bien plus, l’ardeur des Caucasiens a grandi avec la lutte; dans leurs guerres avec les Persans et les Turcs, ce n’étaient que des hordes sauvages; aujourd’hui, face à face avec la puissance moscovite, on dirait qu’un peuple nouveau s’est formé, un peuple uni désormais par de fortes passions nationales, exalté par l’enthousiasme religieux et commandé par des prophètes ! Cependant la Russie avance toujours, et son opiniâtreté est indomptable. On a très bien dit que l’armée russe dans le Caucase avait trois ennemis à combattre, le climat, la montagne et le Tcherkesse; ceux qui tombent sous les coups de ce triple ennemi sont remplacés immédiatement avec une précision sinistre : chaque jour le bataillon décimé se complète, chaque jour la forteresse ébranlée répare ses brèches de la veille. Le chef illustre qui commande les opérations du Caucase, le vieux prince Michel Woronzoff, est avant tout un administrateur du premier ordre; c’est lui qui enlace les montagnards dans un réseau d’opérations lentes, mais certaines; c’est lui qui resserre d’année en année le théâtre où se déploie désormais avec plus d’éclat que de résultats solides l’héroïque enthousiasme de Shamyl.

Or tout cela se passe dans l’ombre et dans le mystère. Comment voir clair au sein de ces ténèbres ? Comment pénétrer dans ce tortueux labyrinthe ? Les énigmes proposées à la science par le sphinx du Caucase ne sont pas plus obscures que l’histoire des luttes dont le Daghestan est le foyer. Un spirituel voyageur assure que les Tcherkesses et les Ossètes s’amusent singulièrement des efforts que font les philologues allemands pour expliquer leurs langues : on n’éprouve pas des difficultés moins graves, lorsqu’on veut se faire une juste idée de la situation des Russes et de la résistance des Caucasiens.