Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en soit, c’est un curieux spectacle de voir sur un marché russe les Cosaques auprès des Tcherkesses. On dirait des hommes de même race, mais les uns ont gardé toute leur fierté native, tandis que les autres la perdent de jour en jour. Le Cosaque est déjà un homme des villes; le Tcherkesse, à l’œil d’aigle, est le roi de la montagne.

Ces allures naïvement superbes qui distinguent le Tcherkesse, il les porte encore, assure-t-on, dans ces escadrons circassiens que le tsar a formés à Saint-Pétersbourg. A travers les rues de la capitale, au milieu de la foule qui admire son costume oriental et sa longue schaschka étincelante, le Tcherkesse enrôlé sous le drapeau du tsar marche aussi fièrement que s’il foulait le libre sol du Caucase, n Quand vous voyez dans les rues de Saint-Pétersbourg la foule s’écarter avec respect, dit un spirituel voyageur, soyez sûr qu’il y a là un officier des gardes ou un soldat tcherkesse. » Ce doit être bien autre chose encore sur les marchés de leurs adversaires, à quelques werstes de leurs montagnes. Il est impossible de ne pas être frappé de la supériorité de ces races barbares sur les peuples déjà soumis. M. Wagner, malgré les sympathies que la Russie lui inspire, est entraîné à des comparaisons peu flatteuses pour les soldats du prince Woronzoff. C’est surtout aux revues qu’il est intéressant d’examiner le Tcherkesse. Ses yeux ne perdent pas un mouvement du mousquet du Cosaque. On dirait qu’il en veut deviner les moindres perfectionnemens; la longueur du canon, la dimension du calibre, le jeu de la batterie, il voit tout, et il compare dans sa pensée l’arme de l’ennemi avec la sienne. Quand la parade commence, il ne se lasse pas de suivre ces masses énormes s’ébranlant à la voix d’un seul chef. Grave et impassible, il est manifeste cependant qu’il est captivé au plus haut point par ce spectacle extraordinaire. Quel est le résultat de ces méditations ? Est-ce le vague soupçon d’un art supérieur qui l’étonné ? est-ce un suprême dédain pour cette façon de régler l’impétueuse liberté de l’homme de guerre ? Assurément il serait malaisé de le dire; mais celui qui observe à la fois et ce soldat russe si bien discipliné et cet enfant de la montagne perdu dans ses profondes rêveries ne peut s’empêcher de ressentir une sympathie ardente pour le libre cavalier circassien. Du côté de l’armée russe, si l’art est plus grand, l’homme ne vaut-il pas moins ? Ici, point d’art, point de science, point de ces manœuvres compliquées où triomphe la géométrie militaire, mais comme toutes les forces de l’homme s’épanouissent au grand air de la liberté ! Le seul aspect de ces Tcherkesses transporte l’imagination dans les temps héroïques. «A voir tant de noblesse unie à tant d’audace, je me représente ainsi, dit M. Wagner, un Cid Campéador, un Franz de Sikkingen, un chevalier Bayard! »