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— Non, monsieur le maréchal.

— C’est bien. Allons, ménagez-les. Ils ont une rude journée à faire. Pauvres gens ! En vérité, c’est une extravagance !

Ils disparurent bientôt en avant et se perdirent dans les lointains comme ils avaient fait en arrière. Vers cinq heures, nous débouchâmes dans une espèce de vallon où nous les retrouvâmes tout à coup autour de leurs feux et de leurs marmites déjà vidées pour la plupart. Quelques-uns grignotaient pour dessert et en se promenant le morceau de pain qui leur restait après la viande mangée. L’œil du maréchal entrait en quelque sorte dans tous ces groupes et y saisissait tout au passage avec une satisfaction marquée.

— Eh bien! dit-il encore aux deux officiers, ont-ils bien mangé ? sont-ils un peu reposés ?

— Oui, monsieur le maréchal.

— Laissez-les reposer encore, leur étape n’est pas finie; mais déjà il se fait tard...

Nous arrivâmes à notre bivouac et au pied de la maison de Bou-Alem un peu avant le déclin du jour. Cette maison, tout récemment bâtie, était la seule que nous dussions rencontrer entre Médéa et Miliana. Jugée d’après nos idées européennes, elle n’indiquait nullement la puissance et le rang du chef qui y réside; mais en pareil lieu, et comparée à la tente de poil de chameau, elle est un Louvre et un Versailles. C’est un parallélogramme composé de trois ailes étroites qui enferment une petite cour dont le quatrième côté est fermé par un mur où se trouve la porte d’entrée. Pas de jardin autour, pas un arbre pour lui donner un peu d’isolement ou d’ombrage; cette petite boîte de pierre jetée sur la croupe d’un mamelon, au beau milieu d’une broussaille, semblait n’être qu’un joujou oublié là la veille par quelque enfant. On a beaucoup excité les indigènes et surtout les chefs à se construire des maisons; on leur en a même bâti en assez grand nombre. C’est un intérêt de propriété qu’on a voulu leur créer pour corriger leurs instincts nomades et pour avoir au besoin par où les prendre. Ils ont fait ou se sont laissé faire; mais jusqu’à présent ils ne paraissent guère avoir compris la maison, et ils se bornent à camper sous la pierre, au lieu de camper sous la tente. C’est là, il est vrai, sous une forme inoffensive et douce, attaquer les mœurs d’un peuple dans ce qu’elles ont de plus intime. Il y faut du temps.

Bou-Alem nous fit les honneurs de sa maison comme si elle n’eût pas été une maison musulmane. Toutes les portes en furent ouvertes. Les femmes avaient été sans doute confinées dans une pièce à part ou sous quelque tente; mais le reste nous fut livré ou montré par le maître. Sa chambre à coucher devint notre salle à manger. Le maréchal, un peu fatigué de notre longue traite, s’assit ou s’étendit sur la large estrade matelassée qui servait de lit. Tant qu’on put distinguer à quelque distance, il demandait de moment en moment si l’on voyait paraître nos deux compagnies d’infanterie. Quelque officier de la suite sortait à chaque instant pour s’en assurer. On mit des Arabes en vedette. La nuit était venue, et le maréchal s’impatientait de plus en plus contre la méprise qui avait retardé le départ des deux compagnies. Le chemin, très difficile en plein jour, devenait en effet presque dangereux la nuit. Comme il coupait à angle droit tout le système de contre-forts que