Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/509

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des conditions un peu plus supportables que Cressia, on y sentait de l’amertume dans les cœurs; certains colons y donnaient cependant des exemples d’une énergie qui tenait du prodige. Un nommé porcher, quoique dénué de ressources, voulait néanmoins défricher ses terres : comment vivre sans argent pendant cet intervalle ? Trois mois durant, sa femme et ses enfans allaient à la chasse aux escargots, tandis que le père arrachait le palmier nain; trois mois durant, la famille vécut de cet unique aliment et de racines. Au bout de ce temps, exténué par ce régime, il dut renoncer à ses défrichemens pour aller travailler chez autrui, dans une ferme près de Bir-Khadem. Il y était depuis trois mois, lorsque ses voisins m’apprirent son histoire.

Un autre colon, nommé Pausson, est bien plus curieux à citer encore. Cet homme assez pauvre, assez dénué pour avoir le droit de mendier, s’il l’eût voulu, avait aussi tout sacrifié pour ses défrichemens. Pendant dix mois, il avait pu soutenir cette gageure en vendant pièce à pièce son mobilier d’abord, y compris son lit, sa vaisselle, sa marmite, puis ses vêtemens jusqu’à sa dernière chemise, puis enfin la moitié de ses instrumens de culture. Il en était là lorsque, la faim le prenant et toute ressource étant épuisée, il fut réduit pour vivre à aller reprendre en terre les pommes de terre qu’il y avait semées. Ce n’est là que la moitié de son histoire, qui me fut racontée par un colon chez qui j’avais demandé à coucher, et qui m’offrit pour lit tout ce qu’il pouvait m’offrir, c’est-à-dire une table sur laquelle on étendit un matelas. Pausson lui-même avait passé avec nous une partie de la soirée. Lui sorti, on parla de la lutte étrange que cet homme soutenait contre une position insoutenable, des audacieuses entreprises d’avenir qu’il se mettait sur les bras, lui qui n’avait pas même de lendemain, et de la prodigieuse fécondité d’inventions qu’il déployait chaque jour pour vivre d’abord, puis pour avancer d’un jour dans l’une ou l’autre de ces entreprises. A vrai dire, on le trouvait un peu étrange et chimérique, mais on n’en parlait d’ailleurs que dans les termes les plus honorables et avec considération pour son caractère. Une toute jeune femme surtout, très jolie, espiègle, mariée depuis huit jours à Alger, et qui était venue ce jour-là même avec son mari pour la visite de noces à ses parens, relevait sans méchanceté, mais avec gaieté, quelques petites singularités de détail qui achevaient de peindre le tour de génie de Pausson; par malheur, celui-ci était resté à regarder les étoiles à la porte; quand il entendit prononcer son nom, il écouta et il s’affligea de ce qu’il entendait. La misère donne parfois de fausses susceptibilités. Je payai ma dépense avant de me coucher, annonçant à mes hôtes que le lendemain je partirais au petit jour. A l’heure dite, en effet, je mettais le pied dans la rue, lorsque je fus arrêté par un homme qui était déjà en sentinelle à la porte, où il m’attendait, quoiqu’il ne sût pas que je dusse sortir de si bonne heure : c’était Pausson.

— Monsieur, me dit-il, on a cherché hier soir à vous donner de mauvaises impressions sur moi... Je vous ai attendu, monsieur, pour vous faire voir si je suis aussi maladroit qu’ils le disent; et si vous voulez bien entrer dans ma maison, où tout a été fait par moi, vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Cela d’ailleurs ne vous détournera pas, car voilà ma maison.

Je regardai et ne vis pas de maison. Cependant, à quatre pas de là, il s’arrêta devant un mur percé de fenêtres sans croisées et d’une porte sans clôture. Des solives posées à hauteur d’un premier étage annonçaient que plus