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traité de Paris, nous souscrivions au partage de la Pologne; mais par la pensée du moins la France régnait.

Il n’y avait guère alors en Europe qu’un gouvernement qui se montrât hostile à cet éclat nouveau, à cette popularité immense qu’obtenait partout la pensée française : c’était le gouvernement français; il emprisonnait les écrivains ou proscrivait leurs livres, et en cela il n’avait pas tort. Il voyait où le menait toute cette gloire. Persécuter à outrance eût été faire preuve de sagacité; mais que pouvaient ces résistances, entremêlées de faiblesses, contre cette coupable, qui trouvait partout de pareilles complicités ? « Voltaire se brouilla avec la cour de France, dit Goethe dans ses mémoires; mais les rois étrangers devinrent ses tributaires et ses vassaux »


I.

Celui qui le premier donna aux autres princes l’exemple de cette déférence si nouvelle alors pour la pensée fut en même temps le plus grand capitaine de son temps et le vrai fondateur de la monarchie prussienne, Frédéric II. Un savant, connu par de remarquables études sur Huet et Jordano Bruno, M. Bartholmèss, vient de nous donner une Histoire de l’Académie de Prusse depuis Leibnitz jusqu’à Schelling, mais particulièrement sous Frédéric le Grand. Cette histoire, écrite avec une érudition ingénieuse et solide, nous fournit l’occasion d’examiner le rôle que joua Frédéric au milieu de la littérature contemporaine.

Sa passion pour les lettres en général, et en particulier pour notre littérature, s’annonce chez lui de bonne heure et paraît le posséder tout entier, pendant qu’il n’est encore que prince royal, et que, confiné à Remusberg, il passe sa vie solitaire avec les livres, la musique et quelques amis. Dès l’âge de dix-neuf ans, il écrit à Fontenelle une épître flatteuse; mais il ne semble pas avoir eu avec lui des relations bien suivies. Cinq ans plus tard, il commence avec Voltaire et Rollin un commerce de lettres qui, sauf quelques interruptions, se poursuivra jusqu’à leur mort. La partie de cette double correspondance qui s’étend depuis 1736 jusqu’à l’avènement de Frédéric est fort curieuse. Frédéric alors a vingt-quatre ans. Voltaire quarante-deux ans, Rollin soixante-seize. Le ton du prince royal est celui d’un disciple soumis, plein d’admiration et de déférence, grave et réservé avec Rollin, familier et affectueux avec Voltaire, flatteur avec tous les deux.

À ce moment du siècle, les écrivains n’étaient pas encore habitués à voir l’héritier d’un trône faire vers eux les premiers pas, leur demander leur amitié, leur prodiguer, les complimens. Encore moins