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Sans doute l’espérance de faire de Voltaire un de ses prôneurs entrait pour quelque chose dans cette prodigalité de louanges et de caresses exagérées; mais dans l’enthousiasme du prince royal pour le génie de l’écrivain il y a une sincérité profonde qu’il est impossible de méconnaître. Voltaire par le quelque part de l’harmonie préétablie qui existe entre leurs intelligences; il a raison. Leurs esprits étaient faits l’un pour l’autre, et cela est si vrai, qu’après l’aventure de Francfort, lorsqu’ils recommencèrent à s’écrire après une brouille de plusieurs années (et ce fut Frédéric qui fit les premiers pas), jamais ils n’ont oublié leurs rancunes, jamais ils n’ont cessé de se les rappeler avec aigreur, et jamais pourtant ils n’ont pu renoncer à s’écrire, même pour se dire des duretés. « Vous êtes bien heureux, lui disait Frédéric à cette époque, d’avoir eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie ! » Oui, amoureux, cela est vrai; cette passion pour le génie de Voltaire a survécu à toutes leurs querelles, à tous leurs torts réciproques; c’est que Voltaire était pour Frédéric la personnification la plus complète du génie littéraire tel qu’il le comprenait, et que son goût pour le poète se confondait avec sa passion pour les lettres, passion chez lui si vive à tout âge, et dans sa jeunesse exclusive de toutes les autres.

Quant à ses tirades philosophiques contre les oppresseurs de l’humanité, contre les conquérans, il y a quelque apparence qu’ici le futur Titus abusait un peu de la crédulité enthousiaste de son correspondant. Il trouve un moyen ingénieux de flatter les opinions de Voltaire : c’est de les exagérer. Le croirait-on ? A l’égard du christianisme, il trouve Voltaire trop modéré! Quand le poète lui envoie son discours sur la loi naturelle, Frédéric lui adresse aussitôt des reproches, assurément inattendus, sur sa condescendance pour la prétraille. Et pourquoi ? Parce que le poète s’est servi de cette expression, l’homme-Dieu! Voilà une faiblesse que Frédéric ne saurait lui pardonner. — Autre méfait de Voltaire : dans son Siècle de Louis XIV, il a rangé Machiavel parmi les hommes illustres de la renaissance. Quel scandale! Frédéric ne se possède pas et s’écrie : « Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talens, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talens louables : Cartouche ne mérite pas de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert, les Luxembourg. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un misérable coquin... » On pense si cette vertueuse colère arrache à Voltaire des cris d’admiration ! Il se félicite d’en être l’objet, tout en faisant timidement observer qu’il n’a parlé que du style du Florentin; mais cette excuse ne suffit pas pour apaiser le prince royal, il revient