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soumettait ses écrits avant de les publier, et qui se chargeaient d’en chasser les grains de sable du Brandebourg, c’est-à-dire les fautes de langue et de style. Un de ces grammairiens, l’honnête Thiébault, nous a laissé dans ses Souvenirs le récit d’une scène qui prouve à quel point il savait Frédéric sensible à la critique. Un jour, dans un écrit que le roi lui montre, Thiébault veut lui faire effacer un solécisme ; Frédéric résiste, se fâche, jette la plume avec colère… « Je suis persuadé, dit Thiébault, qu’il n’a pas été plus hors de lui lorsqu’il s’oublia au point de donner des coups de botte dans les jambes à un de ses ministres d’état. » Cependant Thiébault se rassure par cette pensée qu’il est Français, et que c’est avec ses sujets seulement que Frédéric se permet de ces vivacités. Il dissimule son émotion, raffermit sa contenance, et l’air attristé, non abattu, avec le calme que donne la conviction que l’on fait son devoir et la voix d’un homme pénétré, mais inflexible, il lui adresse une harangue de deux pages, dont il n’a pas voulu priver ses lecteurs, et où la fermeté inébranlable d’un académicien qui défend la grammaire est heureusement tempérée par les protestations de l’attachement le plus tendre et du respect le plus profond. Touché par tant d’éloquence, Frédéric cède enfin, renonce à son solécisme, et Thiébault, qui est encore étonné, en racontant cette scène, et de la magnanimité du roi et de sa propre audace, termine son récit par cette naïve réflexion : « Le roi fut en cette rencontre plus grand que je ne l’avais présumé, et je vis ce jour-là ce qu’il y a peut-être de plus rare dans l’histoire des rois, je vis un monarque qui sut se vaincre. »

Il est à croire que Frédéric ne sut pas toujours se vaincre, ou que ses grammairiens, à commencer par Voltaire, n’eurent pas toujours l’inflexibilité héroïque de Thiébault, car les fautes de français abondent dans ses ouvrages. On dit qu’il ne sut jamais bien sa langue maternelle, et il est certain qu’il n’écrivit jamais la nôtre qu’assez imparfaitement. Je ne parle pas seulement de la correction grammaticale, pas plus que de l’orthographe, qu’il a toujours ignorée ; mais la propriété des mots, leur valeur exacte[1], et plus que tout cela, ce tour, cette allure, ce je ne sais quoi qui fait qu’une phrase est française, voilà ce qu’il n’a jamais bien su. Ces défauts sont frappans dans ses discours ou dans ses ouvrages historiques, où il vise au style soutenu. Sans doute ces écrits sont précieux à plusieurs égards ; ils se lisent avec l’intérêt qui s’attache toujours aux pensées

    jamais. Un de ses ouvrages me tomba naguère entre les mains. J’y trouvai ces paroles : « Jeune homme, prends et lis ! » Sur cela, je fermai le livre, comprenant bien qu’il n’avait pas été fait pour moi, qui ai passé soixante ans. » (28 juillet 1774.)

  1. Il écrira par exemple qu’un roi doit être le premier domestique de son peuple. Évidemment ici l’expression a dépassé sa pensée.