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qu’on pouvait tromper le peuple, l’autre que cela était interdit par la bonne politique tout aussi bien que par la morale. Ce jugement de Salomon fit beaucoup rire; « mais, dit M. Bartholmèss, les académiciens, en réalité, auraient pu rire des rieurs, car ils ne faisaient autre chose que rappeler au règlement Frédéric même, que signifier au public que leur sphère devait rester celle de la spéculation indépendante, scientifique à la fois et pacifique, la sphère des études impartiales et sérieuses et non pas celle d’une polémique passionnée ou stérile. » Voilà, ce me semble, une singulière assertion : quoi ! des philosophes n’avaient pas le droit d’avoir une opinion sur une question de cette importance ! Et approuver à la fois le pour et le contre, c’était faire preuve d’impartialité ! N’était-ce point d’ailleurs se montrer bien maladroit ? N’était-ce pas avouer qu’on ne prenait guère au sérieux les principes austères affichés par Frédéric dans son Anti-Machiavel, et qu’on voulait ainsi, par une décision équivoque, ménager à la fois les doctrines ostensibles du philosophe et les pratiques moins sévères du conquérant de la Silésie et de la Pologne ? De plus habiles courtisans se seraient bien gardés au contraire de deviner sur ce point l’arrière-pensée du souverain.

Il est également difficile d’approuver, comme le fait l’historien de l’Académie de Prusse, la nécessité imposée par Frédéric à son académie de publier ses mémoires en français. Ici défendons-nous de la satisfaction d’amour-propre que nous éprouvons en voyant un grand esprit rendre un pareil hommage à notre littérature et à notre langue, et sachons reconnaître combien cette tentative singulière de substituer à l’idiome national une langue étrangère était tout à la fois contraire au patriotisme et au bon sens. Leibnitz s’était montré plus sage que Frédéric. Il invitait la société fondée sous son influence à épurer la langue nationale, à étudier l’histoire du pays, à se pénétrer de sentimens allemands. Quoiqu’il eût été en relation permanente avec la France, et qu’il eût écrit en français la plupart de ses ouvrages, il s’élevait avec une véhémence patriotique contre cette manie de singer les Français, que la mode avait propagée par toute l’Allemagne.

Frédéric, tout au contraire; élevé par des Français, sachant à peine l’allemand, il ne parle que notre langue, et exige que chacun l’imite autour de lui. «Le roi, dit Maupertuis, veut qu’une langue parlée et écrite par lui avec tant d’élégance soit la langue de son académie[1].» Permis aux académiciens allemands d’écrire, s’il leur plaît, dans leur

  1. C’est sans doute un fait très honorable pour notre littérature que cette académie ait proposé en 1782 pour sujet de prix cette question : Des causes de l’universalité de la langue française (ce fut un Français, Rivarol, qui remporta le prix); mais, on a beau dire, pour une académie prussienne, c’est montrer par trop de courtoisie à l’égard de l’étranger. En fait de patriotisme, un peu d’excès ne messied pas.