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langue; mais leurs mémoires ne seront publiés qu’après avoir été traduits en français. C’était, dit-on, le seul moyen de les faire comprendre et connaître par toute l’Europe. Mais n’y avait-il pas, pour Frédéric, un intérêt bien plus important à donner enfin à son pays une littérature qui lui fût propre, et sans laquelle la nationalité d’un peuple est toujours incomplète ? Et, en supposant que la langue allemande fût aussi informe que le prétendait Frédéric, n’était-ce pas éloigner indéfiniment le moment où elle se fixerait et prendrait rang parmi les idiomes littéraires que de lui interdire le domaine des sciences, de la philosophie et des arts ? D’ailleurs, ce n’était pas à l’Académie seulement que Frédéric imposait l’usage exclusif de la langue française, il l’imposait encore aux professeurs et aux élèves de son école civile et militaire; l’allemand y était proscrit, on n’y pouvait parler que français, et « c’est ainsi, dit Thiébault, l’un des professeurs de cette école, c’est ainsi qu’on en usa pendant plusieurs années. » Singulière fantaisie d’un despote! Si la force des choses n’eût fini par triompher de sa volonté, l’élite de la jeunesse prussienne eût fini par ne pas savoir la langue de son pays !

C’est pourtant une chose grave que de renoncer à sa langue maternelle : une langue est le dépôt des traditions nationales, des sentimens politiques, religieux, domestiques, au milieu desquels on a été élevé; renoncer à sa langue, c’est en partie au moins oublier tout cela, c’est rompre jusqu’à un certain point avec le passé de son pays, avec les sentimens de ses concitoyens, avec le langage que notre mère nous a parlé dans notre enfance. Le génie du peuple, qui fait les langues, l’a bien senti : langue maternelle, ce mot dit tout; il exprime tous les sentimens pieux et tendres qu’on étouffe dans son cœur en adoptant un autre idiome. Les Romains disaient d’un homme qui par le trois langues : il a trois âmes. En effet, c’est changer d’âme que de quitter la langue de son pays, et je ne sais si ce changement se peut faire impunément.

Cette obstination de Frédéric est singulière chez un homme qui, à défaut d’autres sentimens tendres, aimait passionnément son pays. Il est vrai qu’à peine ce pays avait-il un passé; il ne datait que d’hier. Ses traditions et ses souvenirs appartenaient au moyen âge; or Frédéric était peu chevaleresque, et comprendre le moyen âge n’était guère dans la nature de son esprit. Français par l’intelligence, français du XVIIIe siècle, il n’avait rien de son pays, ni l’imagination rêveuse, ni la profondeur du sentiment, ni la foi; il n’avait de sa nation que cette ténacité patiente, cette force de volonté qu’il poussa jusqu’à l’héroïsme. Toute réflexion faite, on ne voit pas trop ce qui pouvait l’attacher à la langue de son pays; néanmoins son bon sens eût dû l’avertir de la folie de cette tentative, si son cœur n’y répugnait point. Pour lui démontrer combien cela était impossible, il suffisait de