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Qu’on se figure un moment Frédéric protégeant la poésie allemande, y portant son goût faux et mesquin, lui imposant des Henriade, de sèches histoires, des tragédies décentes et régulières. Il n’eût pas fait violence sans doute au génie de la nation, mais chez quelques natures complaisantes peut-être l’eût-il faussé et perverti. Qu’on se félicite donc qu’il ait regardé ailleurs; tout s’est passé pour le mieux. En subissant l’influence de la pensée française, il en a étendu l’empire; par son exemple, il a semé partout les germes de cette philosophie qui contenait la révolution. En cela, il a été utile, parce qu’il a été non un protecteur, mais un disciple. Quant à la littérature allemande, il l’a servie comme il pouvait le faire, en l’oubliant. Nous avons sur ce point le plus précieux des témoignages, le sien. « Un jour, dit Mirabeau, j’osai lui témoigner des regrets de l’indifférence qu’il avait montrée aux lettres allemandes. » — « Mais, répondit Frédéric, qu’aurais-je pu faire en faveur des gens de lettres allemands qui leur valût le bien que je leur ai fait en ne m’occupant pas d’eux, en ne lisant pas leurs livres ? »

Rien de plus curieux que cet aveu, rien de mieux justifié par le résultat. Comparez en effet la conduite de Louis XIV et de Frédéric à l’égard de la littérature de leur pays. L’un, animé des intentions les plus bienveillantes, trouve à son avènement la poésie française pleine de vigueur et de sève; il lui prodigue ce qu’on appelle les encouragemens et les faveurs, et en quelques années elle s’énerve et dépérit. Il l’avait prise florissante avec Corneille et Molière; il la laisse à Jean-Baptiste Rousseau. — Frédéric au contraire, tout préoccupé d’une littérature étrangère, ne songe même pas à celle de son pays; il l’ignore, elle n’existe pas pour lui, et cependant sous son règne vous voyez la poésie allemande, fille du génie national, naître, grandir, et, sous les yeux mêmes du vieux roi, qui s’obstine encore à la méconnaître, constater son existence et sa glorieuse fécondité. Quel enseignement dans ces deux exemples, et combien ils confirment la vérité profonde de ce mot qui les résume, de cette réponse de Frédéric à Mirabeau ! Sans doute on ne peut guère lui savoir gré de ce service involontaire qu’il a rendu à son pays; mais, pour être involontaire, il n’en est pas moins réel, et pourquoi ne ferait-on pas un jour, par un calcul patriotique, ce que Frédéric a fait sans intention ? La recette est simple, il ne s’agit que de n’en point abuser; mais, comme malheureusement il y a encore beaucoup de gens attachés ou par préjugé ou par intérêt au système contraire, il se passera bien du temps sans, doute avant qu’on permette aux gouvernemens de mettre en pratique la théorie si libérale du despote prussien, et le génie littéraire sera toujours moins exposé aux inconvéniens de l’indifférence qu’aux périls des hautes protections.


EUGENE DESPOIS.