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il avait des attitudes de buste qui ne vont bien qu’au bronze, et heureusement pour tous, pour la grand’mère surtout, le docteur était encore en chair et en os. — Monsieur, lui répondis-je, les cliens qui vous attendent sont moins pressés que ma grand’mère ; leur situation n’est pas dangereuse, puisqu’ils ont pu se transporter chez vous, tandis qu’il faut au contraire que ce soit vous qui veniez chez grand’mère. — Je passerai chez vous dans la journée, me dit-il, laissez-moi votre adresse. — Monsieur, répliquai-je sur le même ton d’assurance, ma mère souffre ; une heure de retard, c’est beaucoup : j’ai promis de vous ramener. — Attendez au moins que j’aie achevé mon déjeuner, et tout en parlant, je voyais qu’il mettait les morceaux doubles. — Vos repas sont trop longs, lui dis-je moitié avec gaieté, moitié avec insistance ; demandez le dessert, et allons-nous-en. — Je lui présentai en même temps son chapeau et sa canne. Il était stupéfié. — Au moins vous me permettrez de prendre mon café ? — J’allais lui faire cette concession, mais je compris que c’était reculer. Avec de tels hommes, faire un pas en arrière, c’est perdre l’avantage de tous ceux faits en avant. Je le tenais entre le pouce et l’index, et il ne s’agissait plus que de serrer un peu. — On vous fera du café à la maison, lui dis-je. — Cette fois il n’y put tenir davantage et m’éclaboussa d’un éclat de rire qui eût été apprécié dans la grande hilarité olympique.

» Je l’emmenai par le même chemin que j’avais pris pour arriver jusqu’à lui. Ce grand homme, habitué à l’aire trembler tout son hôpital, riait comme un collégien qui fait une espièglerie en sortant avec précaution de son hôtel. — Et mes cliens qui m’attendent ! Bah ! ils attendront. Est-ce que nous allons loin ? — A deux pas, — lui dis-je. — C’est encore heureux ! — Chemin faisant, le docteur m’avoua naïvement que si j’avais procédé par l’attendrissement et la supplication, il n’aurait pas quitté sa côtelette. — Vous avez trouvé le joint, — me dit-il. Et il continua comme s’il se parlait à lui-même : — Ah ! la volonté, quelle force ! Appliquée aux actions les plus ordinaires de la vie, c’est un levier sûr ; appliquée à la science, c’est la moitié du génie. — Et appliquée à l’art ? lui demandai-je curieusement. — Je ne sais pas, me répondit-il brusquement. Les artistes sont des organisations à part ; tout le système humain est bouleversé en eux. Or tout ce qui s’éloigne de l’ordre ordinaire de la nature est un phénomène, et tout phénomène est une monstruosité. Le talent des artistes est une infirmité cérébrale. Voyez les fous ! ils sont presque tous poètes. – Et les poètes ? — Tous fous nécessairement. La poésie, c’est le délire soumis à des règles.

» Bien que je fus agité par d’autres préoccupations, je ne pouvais m’empêcher d’être lier de cette familiarité chez un homme qui