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Notre orgueil n’est pas si niais qu’on le suppose. Nous accepterons, d’où qu’elle vienne, toute protection franchement offerte, toute sympathie qui, ne s’effrayant pas de l’apparence, ira au fond des choses et ne demandera pas à notre reconnaissance une attitude servile et un langage offensant pour nous-mêmes. Nous nous plions facilement aux nécessités d’une existence difficile, mais nous refusons de nous plier à une morale plus commode à pratiquer qu’à justifier. Nous ne sommes pas des puritains exagérés, et nous changerions très volontiers notre existence contre une meilleure, en tant que la métamorphose s’accomplirait sans préjudice de nos idées sur l’art. Nous sommes des hommes et nous sommes jeunes ; cette séquestration en dehors des plaisirs et des jouissances de notre âge nous est souvent pénible ; nous connaissons l’assaut des tentations, mais nous le repoussons, et ne pouvant les trouver ailleurs, nous plaçons nos jouissances et nos plaisirs dans notre travail même.

Voyant que Francis l’écoutait avec intérêt, Antoine voulut répondre devant lui à toutes les objections dirigées contre la société des buveurs d’eau. — On nous accuse d’égoïsme,continua-t-il, parce que nous laissons travailler notre grand’mère, qui est vieille ; mais ce grand cœur donne un démenti aux accusations. Elle sait que son dévouement est la base de notre avenir, et sa face rayonne de fierté quand elle voit le courage que nous puisons en elle. Entre nous, nous nous aidons dans toute la mesure de nos moyens. Il y a un an, j’avais le désir d’aller faire un petit voyage pour étudier d’après nature : chacun de mes camarades s’est frappé volontairement de l’impôt d’une privation nouvelle ; on m’a fait les frais de ce voyage. La plus grande franchise règne parmi nous. Nos opinions n’ont jamais qu’un visage. Nous sommes le plus possible d’humeur égale et gaie, parce que la tristesse ne sert à rien et que nous avons pour principe que tout ce qui est inutile est nuisible. Nous avons de grands défauts, qui ont pris le parti de vivre en bonne intelligence plutôt que de se quereller pour se corriger mutuellement. Nous respectons toutes les opinions qui touchent l’art, quoique opposées aux nôtres, beaucoup parmi nous suivent un sentier différent, mais le but est le même, et tout en nous soumettant avec religion aux règles de l’association, chacun conserve son indépendance. Nous sommes cités dans nos familles comme des modèles de désordre ; c’est à peine si l’on ose prononcer nos noms devant nos sœurs, et notre existence est unie, calme, moralement régulière : ce sont les habitudes d’une communauté, l’abstinence comprise. Nous évitons les nouvelles connaissances : une figure nouvelle, c’est le plus souvent un caractère nouveau, et nous craignons une dissonance dans notre harmonie. Au reste, on nous recherche peu, et nous nous occupons des autres encore moins qu’ils