Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/748

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu à peu formée ; elle s’était recrutée parmi les petits propriétaires, parmi les artisans aussitôt que l’industrie s’était développée dans les villes ; elle avait cherché de nouvelles forces parmi les gens instruits dans la législation, dans les lettres, dans les arts, dès que l’activité des relations civiles avait substitué une magistrature aux juridictions féodales, dès que les progrès de la civilisation avaient inspiré le respect, et le goût de la culture intellectuelle et morale. Faire alliance avec cette classe moyenne, destinée à devenir, en élevant jusqu’à elle les classes inférieures et en se montrant la digne rivale de l’aristocratie, le fond même de la nation, — opposer à la noblesse la bourgeoisie et vaincre avec elle, telle fut la politique de la royauté danoise, tel fut le mot d’ordre de la révolution de 1660, accomplie sous l’inspiration de la monarchie française, et qui conféra à la couronne de Danemark la souveraineté absolue.

Toutefois ce pouvoir nouveau, longtemps encore inquiet du lendemain, après s’être élevé par le secours de la bourgeoisie danoise, n’osa pas continuer hardiment la même politique. Il avait ruiné en partie l’aristocratie féodale ; il voulut, presque aussitôt après, rétablir une noblesse nouvelle dont il put invoquer la reconnaissance et le dévouement, et il laissa revivre ainsi les droits et les prétentions des princes féodaux. De là l’amoindrissement de l’autorité royale dans les duchés, avec des complications aujourd’hui encore aussi funestes qu’elles le furent jamais, et l’oppression qu’exerça constamment jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en dépit de quelques essais de réformes, la féodalité privée.

En 1784, à l’époque où le prince qui fut plus tard le roi de Danemark Frédéric VI arriva comme régent aux affaires, les paysans danois non propriétaires étaient soumis à une servitude pour laquelle le vocabulaire de la féodalité du Nord avait deux expressions différentes s’appliquant à des circonstances et à des conditions variables. Dans le Jutland septentrional et dans les îles, c’est-à-dire dans le vrai Danemark, cette servitude consistait surtout dans le stavnbaand, c’est-à-dire dans une obligation de résider toujours sur la même terre. Dans le Slesvig, où l’influence de la féodalité allemande avait dominé, le paysan était encore plus voisin des misères de l’esclavage antique, et son malheur était énergiquement traduit par le mot de livegenskab, propriété du corps, qui exprimait le droit exercé par le maître sur toute sa personne[1].

L’obligation de ne pas quitter le domaine avait été imposée aux paysans, parce que les propriétaires étaient tenus de fournir pour les

  1. Ces deux conditions du servage se retrouvaient d’ailleurs, en proportions diverses, dans toutes les provinces danoises.