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reproduction des êtres ou la Nature occupe, de concert avec le Génie du feu qui préside au Soleil amant de la Nature, à créer des êtres. Ces deux génies fabriquent successivement les différens personnages qui figureront dans l’opéra. Après avoir hésité entre deux ombres pour savoir laquelle des deux sera roi, le Génie du feu leur impose les mains, fait de l’une l’empereur Atar, roi d’Ormus, despote de l’Asie, et de l’autre un soldat obscur. Ce soldat, qui sera Tarare, est destiné à représenter le triomphe de la vertu et de l’intelligence sur les dons de la naissance et du hasard. Il se verra aux prises avec la tyrannie d’Atar, qui lui enlève sa femme et veut le récompenser par la mort de la gloire qu’il a acquise en combattant pour lui ; il aura également à déjouer les astucieuses machinations du chef des brahmes. Par son courage, il surmontera tous les obstacles et s’élèvera du rang le plus obscur au plus haut degré de la faveur publique. Comme Figaro, mais avec beaucoup plus de vertu et beaucoup moins de gaieté, avec un turban et un sabre de plus, il défendra sa femme contre les entreprises du roi Atar, homme féroce et sans frein, dit le programme ; mieux récompensé encore que Figaro, Tarare sera forcé par le peuple de monter sur le trône à la place du féroce Atar, qui se poignarde, le tout afin que ressorte avec plus de puissance la moralité du poème, résumée dans ces quatre vers philosophiques que la Nature et le Génie du feu reviennent à la fin chanter ensemble majestueusement, dit Beaumarchais, mais qu’ils ont dû avoir quelque peine à chanter mélodieusement :

Mortel, qui que tu sois, prince, brahme ou soldat,
Homme, ta grandeur sur la terre
N’appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère.

Tel est le sujet à l’aide duquel Beaumarchais se proposa de réaliser son plan d’union intime et complète de la poésie, de la musique, du drame et de la danse dans un seul ouvrage. Le prologue est la partie de l’opéra la plus ambitieuse, mais en même temps la plus faible ; c’est celle à laquelle Beaumarchais tenait le plus, et c’est celle qui est morte la première : à la troisième reprise de Tarare, sous la république, on supprimait déjà le prologue. On a peine à comprendre qu’un homme aussi spirituel que Beaumarchais ait pu se faire illusion au point de croire qu’il rendrait attrayant pour le public un dialogue scientifique entre la Nature et le génie du feu créant des êtres suivant les lois de l’attraction et de la gravitation, ou mieux d’après la théorie des atomes crochus, et chantant des vers déplorables comme ceux-ci :

Froids humains, non encore vivans,
Atomes perdus dans l’espace,