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Que chacun de vos élémens
Se rapproche et prenne sa place
Suivant l’ordre, la pesanteur
Et toutes les lois immuables
Que l’éternel dispensateur
Impose aux êtres, vos semblables.

Le ballet de ce prologue n’était pas moins étrange que la poésie, car il se composait en partie de Vents déchaînés qui forment en tourbillonnant des danses de la plus violente agitation. Malgré le fanatisme de son amitié pour Beaumarchais, Gudin nous dit naïvement dans son manuscrit : « Je ne lui dissimulai pas que je croyais impossible de mettre ce prologue en musique ; mais, ajoute-t-il non moins naïvement, Salieri, formé à une école accoutumée à surmonter les difficultés, en vint à bout. » Ce dut être une rude besogne. Beaumarchais avait d’abord présenté son libretto à Gluck, qui disait, comme lui, que la musique tenait trop de place dans un opéra, mais qui trouva sans doute que Beaumarchais lui faisait la part trop mince ou trop difficile, et qui proposa son élève Salieri. Ce dernier était alors à Vienne, on le fit venir à Paris ; Beaumarchais le logea chez lui, et le combla de bontés comme pour le dédommager de la tâche laborieuse qu’il lui imposait[1]. Le compositeur ne put y suffire qu’en se sacrifiant. À force d’abonder dans son idée, que les exigences du musicien exercent en général dans un opéra une influence fâcheuse, non-seulement pour les paroles et les idées qu’elles étouffent ou alanguissent démesurément, mais encore pour l’effet d’ensemble et l’action qu’elles paralysent ou écrasent, Beaumarchais

  1. Vingt ans après l’époque où nous sommes et six ans après la mort de Beaumarchais, Salieri, conservant un vif souvenir de l’hospitalité si douce que lui avait donnée l’auteur de Tarare, écrivait de Vienne, en date du 5 Octobre 1805, à la charmante fille de Beaumarchais, devenue Mme Delarue, une lettre de laquelle j’extrais quelques lignes qui se rattachent à l’époque de la composition de l’opéra dont il s’agit. Salieri m’y semble peindre avec une naïveté sincère et exacte tout ce qu’offrait de charme et de bonhomie la vie intime d’un des hommes les plus calomniés de son temps. Son jargon franco-italien donne, si je ne me trompe, quelque attrait de plus à ce petit tableau : » Vous êtes encore, écrit Salieri, devant mes yeux, madame, cette aimable enfant, cette jolie Eugénie, pleine d’esprit et de grâces. Je suis logé chez votre célèbre papa et votre adorable mamma, qui m’ont comblé de tant de faveurs et de gentilesses ; nous deux nous sommes après midi au piano à jouer des sonates à quatre mains. À deux heures, M. ou Mme de Beaumarchais entre dans le cabinet et nous dit : « Allons dîner, mes enfans. » Nous dînons ; je vais après un peu à me promener, à lire les gazettes au Palais-Royal ou à quelque théâtre. Je rentre de bonne heure. Quand M. de Beaumarchais n’est pas chez lui, je monte au second, dans mon appartement ; je mette au lit quelquefois mon domestique, Allemand ivrogne ; je me couche dans une chambre où je vois de mon lit, en travaillant, tous les jours l’aurore avec un céleste plaisir. Vers dix heures, M. de Beaumarchais vient chez moi, je lui chante ce que j’ai fait de notre grand opéra ; il m’applaudit, m’encourage, il m’instruit avec une manière paternelle. Tout semblait si tranquille… »