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monde lettré de ce siècle, et les idées penchent vers l’un ou vers l’autre de ces pôles selon leur nature et leur goût ; il y en a peu toutefois qui se décident à toucher à l’un ou à l’autre. Ces divers degrés de rapprochement font les deux grands partis philosophiques qui divisent avec mille nuances la société du temps. Voltaire est dans l’un de ces partis, le parti le plus irréligieux sans être athée, Rousseau dans l’autre, et sa rupture avec Grimm et Diderot lui donna la liberté de prendre la place qui lui appartenait dans le parti qui défendait Dieu et le spiritualisme, et qui était religieux sans être chrétien. Étrange confusion d’idées propre à certains siècles où il est plus facile de savoir ce qu’on n’est pas que ce qu’on est.

Je laisse de côté aujourd’hui tout ce qui se rapporte aux causes générales de la rupture de Rousseau avec Grimm et Diderot et aux penchans de son esprit ; je veux m’attacher seulement à l’histoire particulière de cette rupture, je veux en suivre les détails, afin de continuer à étudier de près le caractère de Rousseau. Comme je vais bientôt arriver à l’Émile, et que j’ai hâte de laisser l’homme pour n’avoir plus à m’occuper que de l’écrivain, je veux achever, par le récit détaillé de la rupture avec Diderot, le portrait moral que j’essaie de tracer.


I

La rupture de Rousseau avec Diderot a deux époques et deux sujets différens : — d’abord la querelle entre Rousseau et Diderot à cause du séjour que Rousseau voulait faire à l’Ermitage pendant l’hiver de 1756 à 1757, — cette querelle est apaisée tant bien que mal par l’intervention de Mme d’Épinay ; — ensuite la querelle à propos du voyage de Mme d’Épinay à Genève, quand Diderot veut que Rousseau accompagne celle-ci à Genève, que Rousseau s’y refuse, et qu’alors, se livrant à ses défiances, il accuse Mme d’Épinay d’avoir tramé un complot pour l’emmener à Genève, rompt avec Grimm, quitte l’Ermitage, et enfin se brouille sans retour avec Diderot. La première querelle est dans l’hiver de 1756-1757 ; la seconde, dans l’hiver de 1757-1758. Le printemps et l’été de 1758 sont remplis par la passion de Rousseau pour Mme d’Houdetot[1]. 1757 et 1758 sont, comme on le voit, les deux années les plus orageuses de la vie de Rousseau.

  1. J’ai à réparer une erreur et une inexactitude que j’ai faite dans le précédent article : j’ai rapporta et rapproché le témoignage Mme Brontain et le témoignage de mon parent M. Hochet sur les lettres de Jean-Jacques Rousseau à Mme d’Houdetot, et que Mme d’Houdetot avait brûlées. C’est de Mme Broutain que H. Hochet tenait l’histoire de ces lettres brûlées : cela ne fait donc pas deux témoignages, mais un seul. Ce n’est pas non plus à Eaubonne, comme je le dis, mais à Sannois que M. Hochet a vu Mme d’Houdetot et M. de Saint-Lambert et s’est souvent entretenu avec eux, mais non pas des lettres de Rousseau ou de ses Confessions, car, ainsi que l’avait remarqué M. Hochet, Mme d’Houdetot et M. de Saint-Lambert, en véritables gens du mondes n’aimaient pas le bruit du roman que Rousseau avait fait autour d’eux.