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avait Grimm pour amant ; tout le monde le savait ; M. d’Épinay lui-même ne l’ignorait pas, et Mme d’Épinay n’en faisait ni mystère ni vanité. Le peu de secret qu’il y avait dans tout cela rend même d’autant plus invraisemblable le secret qui, selon Rousseau, était la cause du voyage de Genève ; car enfin que voulait-on cacher ? Une faute que tout le monde connaissait, et j’ajoute que tout le monde excusait, grâce à la facilité des mœurs du temps ? — Les suites de la faute ? Le mari protestait lui-même par sa présence contre une idée de ce genre. Pourquoi vouloir à toute force mettre des mystères ou des horreurs là où la vérité suffit pour tout expliquer ? Une femme est malade depuis longtemps ; les médecins de Paris ne la guérissent pas ; elle quitte Paris pour aller consulter à Genève un grand médecin qui est à la mode, et pour changer d’air et de régime : son mari l’accompagne à Genève, l’y installe ; et revient ensuite à Paris pour ses affaires. Quoi de plus simple et de plus vraisemblable ? Au moment de partir, elle dit à un de ses amis : « Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas ? » La proposition est faite en riant et accueillie de même, puis on n’y pense plus. Quoi de plus simple encore et qui ressemble plus aux paroles qui se disent et s’entendent sans cesse dans le monde ? Voilà toute l’histoire de ce voyage que Rousseau fait si mystérieux.

Comment Rousseau a-t-il donc cru que Mme d’Épinay tenait à ce qu’il l’accompagnât ? comment sur cette idée s’est-il laissé aller à ses soupçons ? Ici encore arrive Diderot, et sa lettre à Rousseau sur le voyage de Mme d’Épinay ; mais cette lettre même de Diderot a une histoire différente dans les Mémoires de Mme d’Épinay et dans les Confessions.

« Pendant les derniers jours que Mme d’Épinay avait passés à la campagne, Rousseau avait paru redoubler d’attachement pour elle. La veille du jour où elle quitta Épinay, tandis qu’ils étaient seuls ensemble, on apporta à Mme d’Épinay ses lettres ; il s’en trouva une pour Rousseau adressée chez elle : elle la lui remit. La lecture de cette lettre causa à celui-ci un mouvement de dépit si violent, que, se croyant seul, il se frappa la tête de ses deux poings en jurant. « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; quelle nouvelle vous met dans cet état ? — Mordieu ! dit-il en jetant à terre la lettre qu’il venait de déchirer de ses dents, ce ne sont pas là des amis ; ce sont des tyrans ! Quel ton impérieux prend ce Diderot ! Je n’ai que faire de leurs conseils[1]. » Mme d’Épinay ramasse la lettre, et elle en donne un extrait ; mais comme dans les Confessions nous avons la lettre même de Diderot, c’est là qu’il faut la lire.

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 144.