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chargeait près de moi des accusations les plus graves[1] ; cette odieuse apologie qu’il vous a envoyée, et où il n’y a pas une seule des raisons qu’il avait à dire ;… que sais-je encore ! Je ne suis pas content de ses réponses ; je n’ai pas eu le courage de le lui témoigner ; j’ai mieux aimé lui laisser la misérable consolation de croire qu’il m’a trompé. Qu’il vive ! Il a mis dans sa défense un emportement froid qui m’a affligé. J’ai peur qu’il ne soit endurci. Adieu, mon ami. Soyons et continuons d’être honnêtes gens. L’état de ceux qui ont cessé de l’être me fait peur. Adieu, mon ami, je vous embrasse bien tendrement. Je me jette dans vos bras comme un homme effrayé. Je tache en vain de faire de la poésie ; mais cet homme me revient tout à travers mon travail. Il me trouble, et je suis comme si j’avais à côté de moi un damné. Il est damné, cela est sûr. Adieu, mon ami !… Grimm, voilà l’effet que je ferais sur vous, si je devenais jamais un méchant. En vérité, j’aimerais mieux être mort. Il n’y a peut-être pas le sens commun dans tout ce que je vous écris ; mais je vous avoue que je n’ai jamais éprouvé un trouble d’âme si terrible que celui que j’ai. — Oh ! mon ami, quel spectacle que celui d’un homme méchant et bourrelé ! Brûlez, déchirez ce papier, qu’il ne retombe plus sous nos yeux ; que je ne revoie plus cet homme-là, il me ferait croire au diable et à l’enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je frémirai tout le long du chemin. J’avais la fièvre en revenant. Je suis fâché de ne lui avoir pas laissé voir l’horreur qu’il m’inspirait, et je ne me réconcilie avec moi qu’en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous ne l’auriez pas pu à ma place. Je ne sais pas s’il ne m’aurait pas tué. On entendait ses cris jusqu’au bout du jardin, et je le voyais !… Adieu, mon ami. J’irai demain vous voir ; j’irai chercher un homme de bien auprès duquel je m’asseye, qui me rassure et qui chasse de mon âme je ne sais quoi d’infernal qui la tourmente et qui s’y est attaché. Les poètes ont bien fait de mettre un intervalle immense entre le ciel et les enfers. En vérité, la main me tremble. »


Dirai-je l’effet que me fait cette lettre ? Elle me laisse froid. Diderot a beau s’y échauffer et s’y agiter ; plus il se remue, moins il m’émeut. Singulière indignation, après tout, que celle de Diderot ! Quand il est avec Rousseau, il est calme ; il ne lui témoigne rien ; il consent même à paraître dupe. Ce n’est que dans son cabinet qu’il s’emporte et qu’il tressaille. N’est-ce pas là le comédien qui ne prend la passion que lorsqu’il entre en scène ? Encore un coup, je n’accuse pas Diderot d’hypocrisie. Avec Rousseau il était tranquille et raisonnable, parce que c’était l’homme qui était en jeu ; mais aussitôt qu’il est rentré chez lui et qu’il a écrit, l’écrivain s’est mis de la partie ; alors, grâce à son imagination, la visite de l’Ermitage s’est changée en scène de drame et de roman. Rousseau n’a plus été l’homme moitié malade et moitié méchant que nous connaissons ; il est devenu un forcené, un damné ! Ç’ont été les fureurs d’Oreste,

  1. Ces mots viennent confirmer encore le récit de l’explication entre Rousseau et Mme d’Épinay, dont Rousseau ne dit pas un mot dans les Confessions.