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temps où nous étions tous deux pauvres et ignorés, et nous étions amis. J’en puis dire autant de Grimm ; mais ils sont devenus tous deux des gens importuns… J’ai continué d’être ce que j’étais, et nous ne nous convenons plus. » Non, Rousseau n’avait pas continué d’être ce qu’il était, non plus que Grimm et Diderot : ils avaient grandi, ce qui est le plus dangereux écueil des amitiés ; car à mesure que les hommes s’élèvent, leurs sentimens et leurs idées, en se développant, risquent de se heurter. Entre gens obscurs et ignorés, dans le cercle de la vie privée les occasions de rencontre et de choc sont bien moins fréquentes que dans la vie publique ; les froissemens aussi sont moins sensibles. Or ne nous y trompons pas : les philosophes du XVIIIe siècle, par l’ascendant qu’ils commençaient à avoir dans le monde, avaient, pour ainsi dire, déjà les avantages et les inconvéniens de la vie publique ; ils étaient les orateurs, non de la tribune politique, qui n’existait pas, mais de cette tribune philosophique et sociale qui était partout où il y avait un salon. D’amis privés, les philosophes du XVIIIe siècle devenaient donc peu à peu des amis politiques, avec toutes les chances de zizanie et de désunion qu’a l’amitié politique. Combien n’avons-nous pas vu d’amis désunis par la politique à mesure qu’ils s’élevaient ? Effet de l’ambition et de la jalousie ! dira-t-on ; non, en vérité : effet seulement de la diversité inévitable des idées et des sentimens développée et manifestée par la puissance des événemens. Personne ne résiste à sa vocation, quand la vocation est aidée par les circonstances ; personne ne continue d’être ce qu’il était, et Rousseau, en 1758, n’était certes plus ce qu’il était avant le Discours sur les arts et le Discours sur l’inégalité des conditions humaines. Sa vocation contre l’école philosophique, qui en 1749 était déjà le penchant de son esprit, était devenue une sorte d’ascendant et de nécessité en 1758.

En comparant l’amitié entre Rousseau, Grimm et Diderot avec l’amitié politique, je crois avoir fait comprendre pourquoi elle n’a pas duré, pourquoi la rupture a eu tant d’éclat, et je crois en même temps m’être ménagé une excuse d’avoir raconté avec tant de détails ces brouilleries, qui paraissent peu importantes à n’en considérer que le sujet, mais qui, par leurs effets, sont pour ainsi dire les événemens politiques de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle.


SAINT-MARC GIRARDIN.