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Barmou commença par se verser un plein verre de salvagnin[1], dont il avait près de lui une bouteille, tandis qu’un pot de cidre coupé au tiers était placé devant les autres convives. Après avoir vidé son gobelet et fait claquer sa langue contre son palais, ce qui était une manière détournée et narquoise de vanter l’excellence du vin qu’il venait de boire devant ceux qui n’en buvaient pas, il s’empara de la grande fourchette de fer et mit la main au plat.

Dans ce moment, un geste d’avertissement adressé à Marthe par François fit lever les yeux au paysan, et il aperçut la jeune fille debout devant la place qui lui avait été assignée.

— Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il ; pourquoi rester là, droite comme un échalas ? Crois-tu par hasard que nous allons nous mettre en danse ? Qu’attends-tu pour prendre ta nourriture ?

— J’attends que mon parrain veuille bien prier Dieu de la bénir, répondit Marthe avec modestie.

La demande était si inattendue, elle heurtait tellement les habitudes établies aux Morneux par l’oncle Barmou, qu’il y eut un mouvement général. François haussa les épaules d’un air contrarié, la Lise se récria, et Baptiste fit entendre un rire bête que le vieux paysan interrompit par des imprécations. Aux paroles de Marthe, le sang lui était monté jusqu’aux yeux, et il s’était redressé comme une couleuvre blessée. — Ah ! tu es donc aussi dans les momières, toi ? s’écria-t-il. Le diable me torde, j’aurais dû m’en douter ! ç’a toujours été le vice des femmes de la famille : ta mère et tes tantes apportaient partout leur Bible et leur chaufferette ; mais apprends bien une chose, la Bernoise, c’est qu’ici il n’est pas question de vos farces. Tu n’es pas venue aux Morneux pour faire ton salut, je suppose ?

— Pardonnez-moi, mon parrain, dit la jeune fille avec douceur, on peut le faire partout.

— Et moi, mille damnations ! reprit le paysan, je te dis que tu es venue ici pour traire, pour filer et pour ranger la maison, ce que tu commenceras dès demain, pendant que la Savoyarde ira aux champs.

— C’est dit, répliqua Marthe avec soumission ; mes forces et mon temps sont à votre service.

— Comme aussi ta volonté, entends-tu bien ? ajouta Barmou, qui fixa sur elle des regards où brillait la colère. Écoute ceci : il y a quinze ans qu’aucun pasteur n’a mis le pied sur le seuil des Morneux, et je ne sais plus le chemin du temple. Je ne veux pas de fanatiques chez moi. Tu vois la Lise, qui est catholique, soi-disant ; François, qui a été instruit au catéchisme huguenot, et le boube, qui n’est

  1. Espèce de vin qui se récolte dans le canton de Vaud.