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pour établir aux Morneux un ordre dont on avait depuis longtemps perdu la tradition. Il y a dans l’aménagement domestique quelque chose qui révèle nos goûts, nos habitudes, presque notre âge. Le soleil de la jeunesse et les brumes des années déclinantes jettent sur le foyer leurs lueurs ou leurs ombres. Marthe introduisit dans le rangement du ménage je ne sais quelle grâce champêtre qui semblait un reflet d’elle-même. Les plus belles faïences furent étalées sur les planchettes, des fleurs ornèrent les vases de porcelaine ébréchés posés sur le buffet ; elle rangea sur la cheminée, entre les deux flambeaux de cuivre, les plus belles poires du fruitier, décoration agreste qui rappelait les vergers et symbolisait l’abondance. Les tables et les bancs furent cirés avec soin ; les ustensiles les plus vulgaires devinrent, par l’éclat de leur propreté, de véritables ornemens du logis. Dès le premier regard, tout agréait ; on se sentait a l’aise et disposé à rester. La laiterie ne fut pas moins habilement dirigée, et Barmou s’en aperçut, au bout de quelques jours, à l’augmentation et à l’amélioration des produits. La Lise avait cette activité brutale qui se dépense sans ordre, sans réflexion, et qui prend la fatigue pour le devoir accompli. Avec moins de mouvement et moins de bruit, la nouvelle servante fit mieux et davantage.

Le parrain de Marthe avait attendu la fin du premier mois en observant sans rien dire ; il comprit la valeur de l’acquisition qu’il venait de faire, mais il n’en laissa rien paraître. Il avait pour principe que la politique du maître qui veut tenir ses gens en haleine doit être de se montrer toujours médiocrement satisfait, et que la louange est une avance faite à la résistance ou à la paresse. Aussi se promit-il bien de ne pas gâter Marthe en lui laissant soupçonner ce qu’elle valait, mais de chercher plutôt toutes les occasions de la prendre en faute. Il était d’ailleurs partagé entre deux sentimens contraires qui changeaient à chaque instant ses dispositions à l’égard de la jeune fille. Tandis que, d’un côté, sa bonne grâce, sa bonne humeur et sa science de ménagère le charmaient, de l’autre sa paisible assurance et son obstination de piété l’agaçaient jusqu’à la colère. Maître absolu dans son domaine, le vieux paysan s’était accoutumé à tout faire plier devant lui. L’attitude craintive de ses serviteurs était devenue à la longue une des conditions de son existence. Il avait besoin de faire peur, comme certaines gens de faire parade de leur force ou de leur beauté ; il y mettait sa satisfaction, son point d’honneur. À l’exemple de Louis XIV, qui, pour essayer son air majestueux, se plaisait à regarder fixement ses valets de chambre jusqu’à leur ôter la parole, le père Barmou s’amusait de loin en loin à jouer l’emportement et à voir trembler ceux qui l’entouraient. C’était, avec ses affectations bruyantes d’incrédulité, son véritable orgueil,