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comme donnant à la Russie des droits d’ingérence qu’elle ne possédait pas, on se crée un monstre à plaisir, on se débat contre un fantôme. Pense-t-on sérieusement que nous ayons besoin d’un pareil acte pour intervenir en Turquie en faveur des grecs orthodoxes, si leurs droits, leurs intérêts, leurs propriétés ou leurs vies venaient à être menacés ? Le possédions-nous quand nous avons, à l’époque de la révolution grecque, rompu nos rapports avec la Turquie à la suite des persécutions exercées sur le culte orthodoxe ? L’absence d’une convention semblable a-t-elle empêché l’Angleterre et la France elle-même d’intervenir en Turquie chaque fois que les principes de la tolérance religieuse leur ont paru méconnus par le gouvernement ottoman ? Il y a un fait que toutes les précautions et les méfiances diplomatiques ne seront pas en état de déplacer : c’est celui de la sympathie et de la communauté d’intérêts qui attachent notre population de 50 millions d’orthodoxes aux 12 millions et plus qui composent la majorité des sujets du sultan. Que cela puisse être fâcheux pour ceux qu’inquiète notre influence, le fait n’en existe pas moins. Apparemment on n’exigera pas de nous que nous renoncions à cette influence pour dissiper des alarmes exagérées. Nous le voudrions par impossible, que nous ne le pourrions pas. En s’armant contre ce fait-là, en cherchant avec une affectation si marquée à se prémunir contre lui, en forçant la Porte Ottomane à nous braver pour en conjurer les conséquences éventuelles sur de vaines suppositions, on ne fait que le mettre davantage encore en lumière aux yeux des sujets chrétiens de la Porte, qu’affaiblir d’autant dans leur esprit l’autorité morale de celle-ci, et au lieu de nous témoigner à cause de lui des défiances aussi peu méritées qu’injurieuses, il serait mieux de s’en fier à la modération de l’empereur du soin de ne point en abuser.

« Mais au reste ce n’est plus là qu’est la question. À l’heure qu’il est, il ne s’agit plus d’une convention bilatérale ni même d’un sened, mais d’une simple note. Le rejet de cette note, si nous le tolérions, constituerait pour nous un échec moral que nous ne pouvons accepter, et de concessions en concessions, étant arrivés aux dernières limites que l’esprit de conciliation puisse atteindre, nous sommes obligés d’honneur à nous en tenir à ce dernier mol. À son acceptation pure et simple sont encore subordonnées les mesures que nous allons prendre. »


On peut à présent mesurer le brusque et profond revirement produit par la mission du prince Menchikof. L’affaire des lieux-saints avait complètement disparu. Il n’était plus permis à la Russie d’en parler. Une autre question avait été suscitée par elle, et en présence de cette question toutes les positions étaient changées. La Porte n’était plus, comme au commencement, un arbitre tiraillé entre les prétentions de deux cultes et le juge inconséquent d’un différend qui au fond la touchait peu. C’était maintenant elle-même, elle seule qui était en jeu ; on ne recourait plus à sa souveraineté pour le règlement d’un litige, on voulait lui ravir par la force un des premiers attributs de cette souveraineté. La Russie n’était plus l’avocat des