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Il ne peut plus y avoir d’incertitude sur les projets prémédités de la Russie et sur la vraie cause de la guerre. Sans doute, tout en parlant sans cesse de la constitution chancelante et délabrée de l’empire turc, la Russie n’était point décidée à ouvrir la succession des Osmanlis et à y prendre sa part l’épée à la main. Elle consentait bien à laisser vivre encore nominalement l’autorité des sultans à Constantinople, mais à la condition que la portion la plus considérable de cette autorité lui serait transmise par donation entre vifs. Munie du protectorat des Grecs, elle aurait laissé se mûrir son influence sur les douze millions de chrétiens de la Turquie d’Europe, elle les aurait préparés et conduits à son autorité par la pente adoucie de la protection. La Turquie d’Europe lui eût appartenu moralement, et Constantinople eût été à elle quand, l’occasion aidant, elle l’eût voulu. Toute l’Europe, qui ne veut point que Constantinople tombe jamais entre les mains des Russes, a donc bien fait et fera bien de lutter pour que cet acheminement de la Russie par le protectorat à la conquête ne se puisse point accomplir.

Avant la publication de ces documens, des doutes s’étaient élevés dans certains esprits sur la position de la France. On entendait dire (et c’était déjà une douleur pour les patriotes sincères et les hommes réfléchis de voir émettre de pareilles assertions) que la France était désintéressée dans cette question, qu’elle allait épouser une querelle qui ne la regardait point, qu’il n’y avait d’antagonisme naturel en Orient qu’entre la Russie et l’Angleterre, qui tremble pour l’Inde ; que nous avions tort de nous mettre à la suite de l’Angleterre, que des deux alliances la préférable était pour nous celle de la Russie, etc.

L’opinion qui ne veut voir de compromis par l’arrivée des Russes à Constantinople que l’intérêt du commerce anglais et de l’Inde est certes bien superficielle et peu digne d’arrêter l’attention des hommes politiques. Faisons pourtant justice en passant de ce vulgaire lieu commun.

Ceux qui disent que la Russie cherche à atteindre l’Inde anglaise par Constantinople ignorent complètement, à ce qu’il paraît, l’esprit de la politique russe depuis Pierre le Grand. Les hommes d’état Russes, on peut s’en assurer en lisant tous les documens émanés d’eux qui sont arrivés à la publicité, se sont toujours révoltés contre la prétention plusieurs fois manifestée par des politiques européens de faire dériver sur l’Asie l’activité et le développement de leur nation. L’Asie est le point de départ de la Russie ; le but où elle a toujours tendu est l’Europe ; elle ne veut pas être refoulée sur son point de départ. C’est pour devenir, de nation asiatique, peuple européen qu’elle a pris au nord la Finlande, au centre la Pologne,