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étrangères comme lord Clarendon en sont venus à désespérer de la paix et à se préparer à la guerre, il faut bien avouer qu’il y a en Europe une seule volonté opposée à la paix, celle de l’empereur de Russie.

En exprimant cette conclusion, nous ne voulons point sortir, vis-à-vis de l’empereur Nicolas, de la modération que nous avons observée dans le cours de ce récit. Le dénigrement serait une petitesse envers un tel adversaire, et l’invective est indigne de la gravité des circonstances. L’avouerai-je ? on ne peut se défendre d’une certaine compassion pour l’homme, quand on songe à la situation où s’est placé le souverain. Il y a vraiment quelque chose de tragique dans la crise qui va commencer pour la Russie. L’empereur Nicolas a toujours eu pour son pays de grandes et nobles ambitions ; il avait toujours cherché, et il avait souvent réussi à exercer une prépondérance politique dans les affaires de l’Europe ; il rêvait plus peut-être. Qui sait, quand il alla prier à Rome au tombeau des apôtres, s’il ne crut pas entrevoir dans l’avenir de bien autres triomphes pour l’église orthodoxe que ceux qu’il chargeait, il y a un an, le prince Menchikof de poursuivre à Constantinople ? Eh bien ! aujourd’hui l’œuvre de son règne s’écroule, et cette Europe, qu’il voulait pénétrer dans tous les sens, se ferme à lui de tous côtés et le cerne et l’isole dans son vaste empire. En Turquie, ses ancêtres lui avaient légué, avec la tradition de leurs ambitions, une influence qu’il avait lui-même accrue et qu’on croyait inébranlable. Aujourd’hui, soit que l’empereur Nicolas cède à l’Europe ou qu’il lui résiste, cette influence est également perdue. Quel échec et quelle douleur pour un cœur aussi fier que celui de l’empereur Nicolas ! Vers la fin de ces négociations, M. de Nesselrode se plaignait un jour à l’ambassadeur anglais de ce qu’il appelait la partialité des cabinets européens contre la Russie. « C’est un parti pris, disait-il, de trouver mal tout ce que nous faisons. Attaqués de tous côtés, si nous prenons la parole pour nous défendre, on veut nous fermer la bouche. La Russie a toujours tort, la Porte a toujours raison. » Il s’attira cette réponse méritée de sir Hamilton Seymour : « Votre excellence doit se rappeler qu’à l’origine de cette affaire le gouvernement anglais a regardé la Russie comme seule blâmable, attendu que vous émettiez des exigences et que vous adoptiez des mesures violentes pour lesquelles vous ne fournissiez aucune raison. Ayant eu tort au commencement, chaque pas que vous avez fait dans la même voie vous a donné des torts nouveaux[1]. » La situation actuelle doit renvoyer plus cruellement

  1. Sir Hamilton Seymour to the earl of Clarendon. Corresp., part II, n° 293.