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confirmer la plupart de ses jugemens, et en ce qui touche les faits généraux et la juste appréciation des événemens, on a peu de chose à dire après lui. Dans l’Essai sur les Mœurs, il a jeté en prenne une foule d’idées historiques neuves et fécondes, et s’il a quelquefois, comme le dit avec raison M. Cantu, substitué ses opinions aux faits réels, il n’en a pas moins restitué en bien des points aux événemens leur véritable caractère. De plus, il a eu le mérite de constituer chez nous en histoire la méthode analytique et critique, méthode qui, en définitive, a ouvert la voie aux travaux de l’école contemporaine. S’il a été aveugle dans sa haine contre le christianisme, s’il en a méconnu, nous ne dirons pas seulement les vérités éternelles, mais même les vérités sociales et pratiques, il n’en a pas moins fait preuve d’une sagacité singulière toutes les fois qu’il a cherché à pénétrer dans la réalité des faits purement humains.

Ce qui nous étonne après le jugement sévère de M. Cantu sur Voltaire, c’est son jugement sur Rousseau. Suivant l’auteur de l’Histoire de Cent Ans, Rousseau s’efforça de substituer à l’esprit raisonneur les sentimens religieux ; il représente le mouvement du peuple vers l’avenir ; seul il vit qu’une grande catastrophe était imminente, et qu’il n’était possible d’en prévenir les effets qu’en revenant à l’ancien culte, et en sauvant la morale du naufrage où périssait le dogme. Tel est, ajoute M. Cantu, le but de l’Emile ; telle est la pensée du Contrat social. Mais quel est donc cet ancien culte vers lequel Rousseau voulait ramener le monde ? Évidemment ce n’était point le catholicisme primitif ; c’était le culte de Voltaire, c’est-à-dire le pur déisme, et par cela même M. Cantu, qui est sincèrement catholique, n’aurait point dû, sans s’exposer à être taxé d’inconséquence, condamner l’un en se montrant indulgent pour l’autre. Quand il parle en termes sévères de l’œuvre de démolition entreprise par les écrivains du XVIIIe siècle, il devait faire à chacun sa juste part, et reconnaître, ce qui est incontestable, que Rousseau y a travaillé au moins autant que Voltaire. La Profession de foi du Vicaire savoyard est la préface de cette déclaration célèbre : Le peuple français reconnaît l’Être suprême, et la révolution ne s’y est point trompée ; en proclamant le déisme comme religion de l’état, elle associa, sous le dôme du Panthéon et dans une même apothéose, Voltaire et Rousseau. Il y a plus encore : quand M. Cantu dit que Rousseau représente le mouvement du peuple vers l’avenir, il aurait dû préciser plus nettement sa pensée, car, en comparant en bien des pages les théories du Contrat social aux théories les plus aventureuses du socialisme moderne, on reconnaît entre elles une incontestable parenté, et il nous parait peu probable que M. Cantu, qui n’est ni révolutionnaire ni socialiste, ait voulu donner ces faits comme une excuse en faveur du philosophe genevois. Les parties du livre de M. Cantu qui se rapportent à l’histoire économique et politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle sont traitées d’une manière plus ferme et plus nette. On lira surtout avec intérêt ce qui concerne le développement de la Russie sous Catherine, les rapports de la tsarine avec les écrivains français, et l’histoire des divers partages de la Pologne, en sa qualité d’étranger complètement désintéressé dans le débat, M. Cantu montre dans toutes ces questions l’équitable impartialité de l’historien, et il y a là, il faut en convenir, des faits regrettables pour l’honneur de notre ancienne