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et ce qui ne l’est pas. La distinction du petit et du grand remplace la stérile et vulgaire distinction du bien et du mal. Il s’agit de juger les événemens, les partis, les systèmes, les hommes, surtout par leur puissance. Puisque tout a sa place, puisque tout doit être, tout est égal, en ce sens que tout est moralement indifférent. Ce qui ne l’est pas, c’est l’effet produit. À quoi tend l’humanité, peu importe, pourvu qu’elle marche. Ce qu’il faut, c’est avancer ; ce qui la ralentit ou ce qui l’arrête a toujours tort. La gloire est due à qui la pousse ou l’entraîne. La philosophie de l’histoire, comme on l’entend aujourd’hui, pourrait bien n’être, sous une forme savante, que l’apologie du succès.

Je ne voudrais pas jurer que M. Carlyle s’en soit toujours garanti, et que, malgré ses généreuses pensées, le génie et la force réunis n’aient pas exercé quelquefois sur cet esprit si libre leur ordinaire fascination. Voyons par exemple comment il a jugé Cromwell, et rapprochons l’historien de son héros. Ici le mot de héros est technique. Il faut savoir que M. Carlyle a publié un livre avec ce titre : Des héros, du culte du héros, et de l’héroïque dans l’histoire. C’est la rédaction d’un cours qu’il a fait, ou, comme on dit en Angleterre, de six lectures qu’il a données en 1840. Qu’on nous permette de les résumer. Le sujet s’expliquerait mieux par ce titre : « Des grands hommes. » Comment les grands hommes apparaissent-ils dans les affaires humaines ? Sous quelle forme se présentent-ils dans l’histoire ? Que pensent d’eux les nations ? Enfin quelle est leur œuvre ? Cette œuvre est immense, ils ont tant fait dans le monde ! L’histoire de l’humanité n’est que la biographie des héros. À leur première apparition sur la terre, ils font les religions, et la première forme de l’héroïsme est la divinité. Quand le monde est jeune, il parait un miracle à l’homme enfant. Tout y est divin, la nature entière est surnaturelle. De là le paganisme. Le héros du paganisme Scandinave, son dieu, c’est Odin. Dans un âge où tout est merveilleux, il est simple que le premier des miracles soit l’homme, et que l’homme soit Dieu. Le culte d’un héros n’est que l’admiration transcendante pour un grand homme. N’est-ce pas là le germe du christianisme ? dit audacieusement M. Carlyle, et il ajoute cette phrase qu’on osera comprendre : « Le plus grand de tous les héros en est un que nous ne nommons pas ici. » Puis une analyse du paganisme de l’Edda en fait connaître l’esprit. Le rôle d’Odin, dont la religion est éminemment la consécration de la valeur, est expliqué, et cette religion est déclarée vraie de toute la vérité de l’idée dont elle est le développement. Chaque époque est en effet le développement d’une idée. Le présent n’est que la somme de tous ces développemens, comme la vérité totale est la somme de toutes ces idées.