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de la littérature il n’est resté trace d’une plus grande intelligence, mais intelligence sans conscience d’elle-même ; son art est sans artifice. Il voit, il crée. C’est en ce sens qu’il est le prêtre mélodieux d’un vrai²catholicisme, c’est-à-dire de l’église universelle de tous les temps. Toujours l’humanité a été et sera comme il l’a vue. Aussi que n’est-il pas pour l’Angleterre ? Que serait-elle sans lui ? Proposez à l’Angleterre de céder Shakspeare ou l’empire de l’Inde ? Adieu les conquêtes de Clive et de Wellington. Une nation qui n’a pas de poète est une nation sans parole. La Russie, la puissante Russie, est une muette. L’Italie, la pauvre Italie, a une voix.

Cependant la venue des poètes parfaits annonce qu’une époque atteint son parfait développement, et bientôt une réforme devient nécessaire. Les croyances ne sont pas éternelles ; elles demandent à être régénérées. C’est le moment des réformations, et le réformateur est un prêtre. Le héros prêtre est le guide spirituel du peuple ; il le ramène, il l’unit à ce qui est invisible et saint. Il n’y a pas d’idolâtrie absolue, le fétichisme même adore un Dieu caché dans un bois grossier. Aucune religion n’est non plus tout à fait exempte d’idolâtrie, car la notion même qu’elle donne et qu’elle exprime de la Divinité est un symbole, et il arrive que peu à peu le symbole est cru en lui-même et non comme symbole. Le formalisme, qui est une sorte d’idolâtrie, envahit la religion. C’est un cant sincère. On ne croit plus, mais on croit que l’on croit. Quand la réformation du XVIe siècle est venue, elle a inauguré l’ère du jugement privé ; elle a dit que chacun serait son propre pape. C’était une révolte contre les souverainetés établies ; le protestantisme s’attaquait à la souveraineté spirituelle ; le puritanisme allait jusqu’aux souverainetés terrestres. L’œuvre s’est continuée dans la révolution française. Est-ce donc qu’il n’y aura plus de souverainetés ? L’éternelle anarchie serait-elle décrétée ? Non, mais il faut que la destruction se prolonge jusqu’à ce que les vraies souverainetés soient établies et reconnues, et que le monde se transforme en un monde d’hommes sincères, vrais avec eux-mêmes, croyant à la vérité parce qu’ils sauront qu’elle est la vérité. Le héros du protestantisme est Luther, celui du puritanisme est Knox. Luther est grand, mais il a laissé après lui un protestantisme disputeur, tendant au scepticisme. Knox a produit le presbytérianisme de la croyante Écosse, il a créé la foi de la Nouvelle-Angleterre, la foi de Cromwell et de ses soldats, de tous ceux qui ont voulu établir le règne de Dieu sur la terre. Par eux seuls pouvaient se préparer ces révolutions constitutionnelles dont l’Angleterre et l’Amérique sont si fières. Les hommes des temps héroïques sont comme les soldats russes marchant dans le fossé de Schweidnitz pour le combler de leurs cadavres, et frayer ainsi un passage après eux.