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mieux que la paresse et que des plaisirs tout extérieurs et purement mondains ; ce sont choses bonnes pour le service public, pour lequel tout homme est né. » Mais Richard n’était pas né pour le service public. Toutes les mathématiques et toute la cosmographie du monde n’en auraient pas fait un homme d’état. Il devait mourir soixante-trois ans plus tard, ayant vu paisiblement la restauration et la seconde révolution ; et quand, un siècle après, on démolit sa maison de Hursley, on trouva dans les décombres un morceau de métal tout rouillé, que l’on prit d’abord pour un poids romain ; mais les antiquaires furent appelés : c’était le grand sceau de la république d’Angleterre.

La république avait en effet été proclamée le 7 février 1649. Un conseil d’état de quarante et un membres, choisi par le parlement, exerçait le pouvoir exécutif, et Cromwell faisait partie de ce conseil, dont Milton était secrétaire ; mais Cromwell, prêt à remonter à cheval, trouvait qu’il n’avait rien fait tant que la guerre n’était pas finie. Ce qu’il y a de plus admirable en lui, c’est cette patience héroïque de l’ambitieux toujours prêt à jouer sa vie pour préparer ses chances de fortune, jamais entraîné aies brusquer étourdiment pour s’épargner un retard, une fatigue ou un danger. L’Irlande était presque tout entière insurgée. Il devenait pressant de la soumettre. Cette expédition pénible et hasardeuse ne plaisait pas aux soldats. Cromwell n’hésita pas à en prendre la conduite. On fut obligé de tirer au sort les régimens qui s’embarqueraient, et dont quelques-uns résistèrent aux ordres de départ. Encouragée par le succès de ses exigences, l’armée devenait indocile. Une doctrine nouvelle y venait en aide à l’esprit de mutinerie. C’est la doctrine des niveleurs, qu’on appellerait aujourd’hui communistes. On peut voir, si l’on veut, chez les niveleurs, le germe de la secte des quakers : mais alors cette secte pacifique aurait eu de bien turbulens fondateurs. Il fallut que Fairfax et Cromwell, pour remettre l’ordre dans l’armée, recourussent aux extrêmes rigueurs. La cour martiale fut convoquée ; on fusilla les plus coupables, qui moururent avec une exaltation pleine de sang-froid et de simplicité. Inflexible sur le devoir militaire, Cromwell menaça des corps entiers de les décimer, et commença d’exécuter sa menace. L’esprit de secte insurgé contre la discipline ne trouvait pas grâce devant l’austère guerrier, et l’inspiration d’en haut n’était plus qu’une vision coupable chez ceux qu’elle portait à lui désobéir. C’est cette faculté de suffire à tout, cette hardiesse à braver l’inconséquence, pour sacrifier l’unité de doctrine à l’unité du plan, qui distingue les grands hommes de l’action des grands hommes de la pensée. Malheureusement cette liberté nécessaire de l’esprit ne s’achète guère qu’au prix de la conscience.

L’expédition d’Irlande est la tache sanglante de la vie de Cromwell.