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prévu et certain. Tout équilibre était rompu ; Cromwell était devenu trop fort pour qu’entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire la trêve se prolongeât. Que ferait Cromwell, et comment ferait-il ? Telle fut, dès qu’il revint terrible et victorieux, la question posée dans tous les esprits. Un homme qui sait vaincre et punir, qui a glorifié son nom et sa cause, qui, avant de renverser un gouvernement, l’a mis sur pied, est un formidable sauveur ; il croit avoir conquis le droit de briser ce qu’il a défendu. Nul doute, en effet, que la république ne dût l’existence aux armes de Cromwell. Cela donnait une sorte de titre à son usurpation : il semblait disposer de son bien. Jamais invasion de la toute-puissance n’a été, mieux que la sienne, non pas justifiée par la nécessité, mais expliquée par les circonstances. Jamais supériorité plus reconnue n’a rendu la dictature naturelle et certaine. C’est ce que l’esprit de système appelle la nécessité, parce que les faits deviennent nécessaires quand ils sont accomplis ; mais ces nécessités-là n’ont été souvent que les fantaisies des grands hommes.

J’attends l’historien de la révolution d’Angleterre à la peinture de ce moment de la vie de Cromwell. Rien n’est plus curieux, rien ne peut être à bon droit rendu plus dramatique. Le héros du drame n’avait pas de doute sur un point : il fallait qu’il fût le maître. Mais comment ? mais à quel titre ? qu’allait-il faire ? Tout cela, je pense, était encore pour lui problématique. L’indécision est souvent un signe de force. On dit que les grands hommes sont résolus. En effet, quand ils prennent une résolution, elle est invincible ; mais ils savent attendre pour se résoudre, et ne se hâtent point, pour s’épargner, comme les faibles, le tourment de l’incertitude. Tant que l’occasion n’est pas venue, tant que les moyens d’exécution ne peuvent être déterminés, ils savent prolonger une indécision qui n’est que prévoyance, et qui les tient entièrement disponibles pour les événemens. Ils ont leur but et un seul parti pris, celui de faire pour l’atteindre tout le possible et tout le nécessaire. Ainsi Cromwell, avant de saisir le souverain pouvoir, passa près de dix-neuf mois à Londres, à sonder le terrain, à rassembler des amis, à interroger des indifférens, à dissimuler et à déceler tour à tour quelque grand dessein, le devançant par des indiscrétions qu’il rétractait ensuite, dominé par la passion et délibérant avec perplexité, consultant à la fois les circonstances et la voix intérieure, prenant l’avis des sages et des fous, priant Dieu de l’éclairer, avec la confiance que, quoi qu’il fit, Dieu le conduirait. Ses hésitations n’ôtaient rien à la puissance de sa volonté ni de son esprit. Elles ne prouvaient que la fermeté patiente de son ambition et l’obscurité rêveuse de sa pensée.

C’est alors qu’il tint ces conférences singulières où l’on délibéra sur le rétablissement de la royauté. Évidemment le titre même le