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éclat de rire. Bradbury s’était fort égayé de la méprise, et pour bien convaincre son collègue qu’elle n’avait pas le moindre fondement, il dut lui raconter en quelles circonstances toutes particulières il avait dû se résigner à passer pour fou.

Quelques semaines auparavant, à Portsmouth, des officiers de marine, organisant une partie nocturne, y avaient convié Bradbury, dont l’esprit naturel et les chansons joyeuses se trouvaient fort à leur place dans un banquet de marins en goguettes. D’ailleurs Bradbury était une sorte d’élégant qu’on voyait aux promenades s’étaler dans un de ces tandems dont les tilburys ont effacé la vogue. En arrivant au milieu des convives qui l’attendaient, notre clown déposa près de lui, sur la table, une magnifique tabatière en or, — attachée à l’extrémité d’une chaîne de même métal, — qui meublait d’ordinaire son gousset, et qu’il entendait mettre ce soir-là au service de ses voisins. Vers la fin de la nuit, et quand on parla de se séparer, la tabatière avait disparu. Une enquête dirigée avec le plus grand soin ne la fit pas retrouver. Finalement, et lorsque chacun se fut évertué à s’expliquer ce désobligeant phénomène, on se souvint qu’un des convives, jeune homme de haute naissance, l’honorable M. .., qui avait en perspective, dans un avenir plus ou moins proche, une couronne ducale, — s’était retiré immédiatement après le souper. Comme il était le seul absent, et comme tous les autres s’étaient soumis aux plus minutieuses recherches, il parut probable qu’il avait emporté par mégarde ou par manière de plaisanterie, — et pour faire pièce à Bradbury, — la riche tabatière si volontiers étalée par ce dernier. Cette supposition permit à deux ou trois des personnes impliquées dans l’affaire de se présenter le matin même chez le jeune officier, pour lui redemander en riant le bijou qu’il avait dû détourner de même. La réclamation fut on ne peut moins bien accueillie. L’honorable M… se plaignit hautement qu’on eût pu le croire capable de plaisanter ainsi avec la propriété de son voisin, et ferma brutalement la porte au nez des officieux malavisés qui s’étaient entremis pour cette ridicule démarche.

Jusque-là, tout allait mal, et Bradbury, confus de ce pas de clerc, n’osait plus hasarder le moindre soupçon, quand le lendemain il apprit, non sans surprise, que le futur duc venait de quitter Portsmouth, laissant derrière lui une lettre de vifs reproches, où il annonçait à ses amis que son départ était la conséquence de leurs étranges procédés envers lui. Cette notification les avait surpris ; elle fut pour le clown un trait de lumière. Il se rendit chez le magistrat, sollicita un warrant (mandat d’amener) qui lui fut délivré immédiatement, sauta dans une chaise de poste et arriva assez vite à Londres pour se trouver au débarqué du jeune gentilhomme, qui avait tout simplement pris la diligence.