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raison, et, en attendant, changèrent complètement son caractère. Il quitta la maison paternelle, où il n’entra plus que de temps à autre, lorsque sa santé en péril ou un dénûment absolu le contraignait à venir y chercher un asile.

Grâce aux privilèges de son talent essentiellement impressif, Dickens, en décrivant ces misères domestiques de la vieillesse de Grimaldi, nous a rappelé parfois la grande et pathétique figure du roi Lear. Et faudrait-il par hasard s’en étonner outre mesure ? Un digne clonw comme Joe n’est-il pas, aussi bien que le père de Regane et de Cordelia, sujet aux défaillances de l’âge, aux angoisses de la paternité méconnue ? La réalité toute simple et ses procès-verbaux authentiques ont parfois leurs effets qui ne le cèdent en rien aux plus nobles émotions de l’art. À ce point de vue, qui peut sembler paradoxal, et que néanmoins nous ne hasardons pas sans réflexion, les Mémoires de Grimaldi prennent un caractère beaucoup plus sérieux qu’on ne serait tout d’abord porté à le croire. Le lecteur superficiel peut n’y voir que la chronique assez vide d’un art dédaigné ; le moraliste, mieux avisé, laissant de côté les détails purement techniques, la soigneuse récapitulation des pantomimes jouées à Londres pendant près d’un demi-siècle, saura gré au romancier de s’être appliqué à rendre intéressante la biographie d’un laborieux et honnête acrobate, resté fidèle à tous ses devoirs dans une carrière où il semblerait que les devoirs sérieux n’existent plus. L’espèce de sympathie tout exceptionnelle qui lui a fait entreprendre ce travail honore à la fois L’auteur primitif et l’éditeur de ces curieux Mémoires.

« Nos laideurs s’attirent, » disait Mirabeau de Corinne. Eh bien ! nous dirons, nous, — et ce phénomène se conçoit mieux, — que la beauté morale perçant sous le pourpoint bariolé du clown a séduit les plus nobles instincts du romancier. Juge sévère des vices et des travers humains, il est naturel que Dickens attache d’autant plus de prix aux parcelles de bien que sa puissante ; analyse découvre partout où elles se cachent, — et le même entraînement moral qui lui fait au besoin déchirer un manteau de lord pour nous montrer le misérable abrité sous cette pompeuse guenille doit le porter à dépouiller de ses oripeaux le brave homme qu’un attirait de théâtre déguise à nos yeux. Jamais le vrai talent n’a mieux servi qu’à populariser ces actes de justice distributive.

Dickens n’a donc pas cherché dans la vie de Grimaldi ce que M. Jules Janin cherchait, il y a quelque vingt ans, dans la vie de Deburau : — un brillant prétexte aux efflorescences du caprice littéraire, un sujet excentrique, donnant libre carrière aux fantasques évolutions d’une plume ingénieuse. Non, avec Grimaldi, nous ne sommes plus en France, — et c’est le sentiment du réel, c’est l’autorité