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C’est sur ce point perdu dans l’espace qu’allait se dérouler l’un des spectacles les plus saisissans de l’histoire. À la limite des deux mondes, on vit un homme confiné dans sa prison occuper la pensée publique autant qu’il l’avait fait dans sa puissance, et substituer le prestige de ses malheurs à celui de ses victoires. Napoléon calcula la portée des émotions populaires jusque dans leurs plus lointaines conséquences, sachant bien que la grandeur d’Octave était moins sortie des services de César que de son sang versé par Brutus. Le rocher de Sainte-Hélène devint pour lui un Calvaire et un Thabor ; la transfiguration s’y prépara par le martyre, et vivant encore, il put pressentir l’apothéose. Aussi répétait-il à ses compagnons fidèles, lorsqu’il voyait parfois fléchir leur courage sous les épreuves de la solitude et de l’exil, qu’il lui fallait souffrir pour entrer dans sa gloire, « et que si le Christ n’avait été attaché à la croix, il n’aurait pas été Dieu[1]. »

Tant qu’avait duré l’empire, les cris des mères avaient été l’écho funèbre de tous les chants de victoire ; mais la paix combla promptement les vides douloureux qu’avait faits la guerre, et les préoccupations publiques prirent un autre cours. Aux foyers de toutes les chaumières, ornés des armes portées dans nos grandes batailles, descendirent comme dans un nuage de poésie les souvenirs de cette vie prestigieuse, dont une opposition avide de popularité dissimulait systématiquement les fautes, pour n’en faire ressortir que les grandeurs. Le culte que tant de vétérans avaient scellé de leur sang durant les enthousiasmes de la jeunesse et de la guerre devint toute la religion d’un peuple qui trop souvent n’en avait plus, et aux légendes de la foi succédèrent celles de l’histoire. On fut donc bien loin d’en finir avec Napoléon en le confinant au sein des mers, et l’on ne fit que le grandir en l’attachant à ce rocher où chacun de ses mouvemens semblait encore ébranler le monde. Une lumineuse auréole resplendit à son front en place de la couronne impériale qu’on prétendait en détacher. L’aigle, déchiré par le léopard, reprit alors son vol altier, et retrouva tout d’un coup cette autorité qui venait de lui échapper durant la crise des cent-jours, entre les exigences si diverses des factions. Le nom de l’empereur devint un symbole commun à tous dans leur lutte contre la monarchie qui régissait alors la France. De cet accord sans exemple d’efforts et d’hommages, auquel concoururent à l’envi les poètes comme les publicistes, les chansonniers comme les historiens, sortit une pensée vague, mais puissante, dont l’avenir aurait à fixer le caractère et à déterminer la portée. Longvvood, gardé par des régimens anglais, surveillé nuit et jour, privé de toute communication directe avec le dehors,

  1. Récits la Captivité de l’empereur Napoléon, par le général de Moutholon, t. II.