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III

Napoléon avait à peine expiré, qu’une entente sans précèdent dans l’histoire des partis s’opéra, nous l’avons vu, pour grandir sa mémoire. Les jacobins entérites lui pardonnèrent jusqu’à sa haine, en retour de celle qu’ils lui supposaient contre leurs communs ennemis ; l’école libérale de la restauration, où ses généraux se trouvèrent tout à coup transformés en implacables adversaires du despotisme, versa à grands traits à la nation cette nauséabonde mixture d’idées disparates qui a plus que toute autre cause énervé son tempérament politique. Il n’y avait pas jusqu’au parti royaliste, qui, pour conquérir sa part de popularité en écartant les souvenirs dont on avait fait contre lui un si cruel usage, n’entrât peu à peu dans l’accord que la mort du grand homme semblait d’ailleurs rendre sans conséquence et sans nul péril pour l’avenir. M. Thibaudeau préparait son histoire, qu’on dirait écrite à frais communs par un conventionnel incorrigible et par un vieux grognard ; M. de Norvins accommodait la sienne au goût des opinions régnantes. Le nom d’un homme dont les diverses phases de la vie avaient la signification la plus complexe devenait donc, par l’effet de ces diversités mêmes, le symbole universel de toutes les oppositions, à quelque point qu’elles s’arrêtassent. On vit l’illustre auteur de la brochure de Buonaparte et les Bourbons, d’abord pour insulter M. de Villèle, plus tard pour insulter Louis-Philippe, colorer de tout l’éclat de ses pinceaux le règne dont il avait tracé un tableau si terrible. Ramené par la haine à la justice et bientôt après à l’hyperbole, M. de Chateaubriand opposait chaque jour, dans une polémique ardente, les colossales proportions de l’empire aux timidités de ces gouvernemens pacifiques que l’Achille de la presse se croyait assez puissant pour faire tomber, soit en les touchant de sa lance, soit même en se retirant sous sa tente ; enfin les jeunes poètes couvés sous son aile désertaient l’autel qui avait reçu leur premier encens, pour se vouer au culte du dieu sous le char duquel il était écrit qu’ils seraient broyés.

Le désaccord de la pensée consulaire avec la pensée impériale qui semblait devoir affecter la renommée politique de Napoléon fut précisément ce qui servit le plus heureusement sa mémoire, et lui ménagea l’universalité des admirations populaires. Les uns voyaient en lui le conquérant foulant toutes les couronnes sous son talon, les autres le législateur pacifique opérant en une année la miraculeuse résurrection de la France. Pendant que les hommes religieux s’inclinaient au souvenir du concordat, philosophes et gallicans trouvaient de quoi se satisfaire dans la captivité du pape et les actes de Fontainebleau. C’est ainsi que, par une destinée sans exemple, Napoléon